Un certain art de l'entretien littéraire : la télé selon Bernard Pivot
Pour écouter l'émission, c'est ici :
Les fables de La Fontaine et une vieille édition du dictionnaire Larousse, voilà ce que lisait Bernard Pivot, enfant, pendant la Seconde Guerre mondiale, auprès de sa mère. Tout le monde s'accordera à penser que c'est une bonne base pour celui qui fera de la lecture le cœur de sa vie professionnelle. Bernard Pivot a en effet créé et animé Apostrophes, canon de l'émission littéraire télévisuelle française de 1975 à 1990, format vivant et populaire pour certains, transformation de la critique littéraire en spectacle de variétés pour d'autres. Avec son autre émission Bouillon de culture, elles font référence quand il s'agit de penser la médiatisation de celles et ceux qui écrivent. Bernard Pivot est mort le 6 mai 2024 et le Book Club lui rend hommage aujourd'hui en compagnie de Noël Herpe qui a publié Ma vie avec Pivot aux éditions Plein jour et Frédéric Delarue, dont la thèse d'histoire était consacrée aux émissions littéraires de la télévision française de 1968 à 1990.
Pour parler de son émission Apostrophes Bernard Pivot disait qu'il s'agissait d'"un magazine d'idées plus que d'un magazine littéraire", plus de deux heures de télévision le plus souvent réalisées en direct, qui se nourrissaient de la substance des livres tout juste parus, cherchaient l'échange, la dispute, la conversation, ou la polémique. À une heure de grande écoute, on y entendait et voyait des auteurs, bien plus souvent que des autrices, animer la vie intellectuelle française avec panache ou émotion.
Ma vie avec Bernard Pivot
Comment se saisir de l’écriture ? C’est la question que posait Apostrophes, et que j’ai cherché, dans son ombre portée, à faire mienne ». De Bukowski à Kazan, de Duras à Jean d’Ormesson, ce livre évoque, au gré de la mémoire, les riches heures d’Apostrophes et de ses satellites (le mythique Ciné-club de Claude-Jean Philippe). L’auteur, depuis son jeune âge, écoute religieusement les émissions de Bernard Pivot (redécouvertes, des années après, dans les trésors de l’INA), il prend la mesure du travail de la littérature, de
l’évolution du jeune homme qu’il était face à des figures intimidantes « à la télé » et dans la vie. Un petit livre par le format grand par l’émotion qu’il procure... Noël Herpe est aussi historien du cinéma.
Les enfants de la télé
« 80’s, les années Apostrophes »
Par Bernard Quiriny
[...]
D'où l'idée de ce récit autobiographique intitulé, précisément, Ma vie avec Bernard Pivot : plutôt que de se raconter directement, Herpe se raconte au prisme d'Apostrophes, dans
un texte inclassable et attachant qui mélange l'essai, la remémoration, l'analyse de l'émission, les confidences intimes, la reconstitution d'une scène littéraire disparue.
Inventeur du concept de « bon client », Pivot tournait avec un cheptel d'invités récurrents dont Herpe fait la typologie : les scandaleux (Bukowski et son whisky, Jeanne de Berg et ses fouets), les
commandeurs (Green, Claude Mauriac, Aron), les ronds-de-serviette (Daninos, Dutourd, Guth), les vedettes (Edmonde Charles-Roux, Nourissier, d'Ormesson).
Un passage chez Pivot pouvait transfigurer l'écrivain le plus confidentiel en star. « Il créait des monstres inédits, s'amuse Herpe, qui semblaient surgir de nulle part. Du jour au lendemain, René
Girard ou Vladimir Jankélévitch devenaient connus de l'homme de la rue ». Nombre de séquences de l'émission sont entrées dans la légende, surtout les disputes.
Par Denis Olivennes
En lisant, en écrivant : Lecture et écriture sont au programme de «Au bonheur des livres » cette semaine. Comment devient-on écrivain ? Est-ce que l'auteur d'aujourd'hui ressemble à celui d'hier ?
Invités : Régine Hatchondo, Jean Rouaud, Noël Herpe, Louis-Philippe Dalembert
Pour revoir l'émission, c'est par ici.
Merci Bernard !
Par Virginie Bloch-Lainé
C’est avec son père, dans « le salon terne » de leur appartement parisien, que Noël Herpe, né en 1965, regardait « Apostrophes », l’émission culte que Bernard Pivot animait entre 1975 et 1990. [...] Sur le « plateau mondain » de Pivot s’exprimaient Modiano, Jankélévitch, Guibert, Duras : « Elle faisait les questions et les réponses. » L’homosexualité était un non-dit, un tourment central et secret, et pour Noël Herpe une « terre promise » pas encore atteinte. Le futur écrivain cherchait sa voie sentimentale et sexuelle, la télévi- sion le guidait. Plutôt qu’une célébration de l’émission, « Ma vie avec Bernard Pivot » est le récit de la construction d’une identité à l’aune de la littérature et à l’ombre d’un père singulier, dentiste mais écrivain contrarié, lecteur de Céline et amateur de revues sur le bondage qu’il dissimulait à peine. Si Noël Herpe aimait François Mauriac, il avait moins d’affection pour l’autrice de « L’Amour en plus » : « Élisabeth Badinter m’apparaissait comme le diable [...], en décrétant que l’amour maternel n’existait pas. [...] La beauté de cette femme, qui disait des choses terribles en braquant sur Pivot ses yeux clairs, ajoutait à son côté mons- trueux. » À Raymond Aron, souvent invité, Herpe étrangement préférait Raymond Barre. Dans cette fresque subjective des années 1980 et 1990, le lecteur retrouve le but universel de la jeunesse : la « liberté recherchée obscurément ».
Le flash-back de Noël Herpe sur l’effet Pivot
Par Lili Godinaud
L’écrivain et historien du cinéma partage ses souvenirs des émissions culturelles Apostrophes et Bouillon de culture, célèbres jusqu’au début des années 2000.
Cet essai qui ressemble à un journal intime est un paradis de références littéraires. Noël Herpe, écrivain et historien du cinéma, se plonge dans les archives de l’Institut national de
l’audiovisuel. Il visionne différents extraits d’Apostrophes, grâce aux- quels il se remémore l’émerveillement ressenti lorsqu’il regardait l’émission dans le vieux lit-banquette de son
père. Émerveillement qui nous habite grâce à l'écriture saisissante de
l'auteur, dont les souvenirs semblent familiers. Bernard Pivot est, pour
Herpe, une figure intellectuelle importante qui l'a incité dès son plus
jeune âge à jouer « les Pivot du pauvre, en allant interviewer, pour trois francs six sous, des éditeurs ». [...] Il s'approprie la question de l'évolution de la littérature, initialement posée par
Bernard Pivot, dans les débats avec ses invités. Apostrophes et Bouillon de culture, à l'époque suivies « religieusement » et qui, aujourd'hui, ont pour équivalent la Grande Librairie, auront
démocratisé la littérature comme le
décrit Noël Herpe dans un ouvrage, dont on lirait bien quelques pages
supplémentaires.
Les années Pivot de Noël Herpe
Par Jérôme Garcin
C’est une époque joyeuse que les plus jeunes, nés après 1990, ne peuvent pas connaître et dont les moins jeunes, parmi lesquels votre serviteur, ont la nostalgie. L’époque d’Apostrophes. Chaque vendredi soir, à 21 h 40, sur Antenne 2, on regardait en effet l’émission de Bernard Pivot, bientôt surnommé le roi Lire. Pour rien au monde, on n’aurait manqué ce rendez-vous sacré avec les écrivains de France et d’ailleurs. Le direct ajoutait, à cette grand-messe, un surcroît de curiosité et de suspense : on pouvait s’attendre aux plus violentes algarades comme aux plus émouvantes confidences. Et, le lendemain de la diffusion, les livres présentés connaissaient un succès phénoménal. Si l’émission culturelle, dont la longévité fut exceptionnelle (de 1975 à 1990), eut une telle renommée, ce n’est pas seulement en raison de ses invités prestigieux (citons Nabokov, Soljenitsyne, Simenon, Styron, Duras, Yourcenar, Eco, Le Carré, Lévi-Strauss, Jankélévitch, Kundera, Modiano, parmi des centaines d’autres), c’est aussi grâce à son animateur, qui avait toutes les vertus : il lisait à la loupe et annotait les livres de ses invités, qu’il choisissait en dehors de toute pression éditoriale (il était incorruptible dans un milieu vicié), et surtout ne se haussait jamais du col. [...]
En somme, nous pourrions tous reprendre le titre du livre de l’écrivain et historien du cinéma Noël Herpe : Ma vie avec Bernard Pivot pour exprimer à ce dernier, chacun à sa manière, notre gratitude. Depuis son plus jeune âge (il regardait alors Apostrophes avec son père) jusqu’à aujourd’hui (il a 58 ans et repasse l’émission en boucle sur le site de l’INA), Noël Herpe doit à Bernard Pivot d’être celui qu’il est devenu. Sa cinéphilie, il l’a affermie en écoutant débattre Roman Polanski et François Truffaut et en ne manquant jamais le ciné-club que proposait, à la fin de l’émission, Claude-Jean Philippe : "Ce magicien m’ouvrait les portes d’un monde défendu". Son goût pour les écrivains que la mode d’alors récusait (Mauriac, Montherlant, Julien Green) s’y est chaque semaine aiguisé. Même sa sexualité a été libérée, sur l’air du Concerto pour piano de Rachmaninov : il lui a suffi d’entendre Dominique Fernandez déclarer qu’un jeune homme qui n’assumerait pas ses désirs homosexuels est "un lâche" pour qu’il les vive à visage découvert. Et que Catherine Robbe-Grillet, alias Jeanne de Berg, avoue être une maîtresse SM pour qu’il donne libre cours à ses fantasmes.
À la fin de son récit, Noël Herpe avoue : "J’ai du mal à prétendre être écrivain". Il suffit pourtant de relire sa trilogie autobiographique, ouverte en 2011 avec Journal en ruines, pour savoir qu’il est un écrivain. Et qu’il aurait été un formidable "client" pour Apostrophes.
Par Simon Antony
Si l'écriture est une aventure, alors Apostrophe était le guide du routard. Bernard Pivot, c'est la figure tutélaire. La madeleine d'une génération qui ne comprenait pas tout ce qui était
dit là. Mais se souvient de mots passionnés. D'un plateau enfumé. De gens débattant de livre comme s'il s'agissait d'une guerre ou d'une étreinte.
Noël Herpe retrace son parcours. Détricote son écriture. Et pour ne pas partir seul dans ces méandres, il invoque la figure rassurante et bonhomme de Bernard Pivot. Parce qu'il porte en lui tous les
écrivains. L'ivresse de Bukowski, le malaise de Nabokov, la voix de Duras.
Le livre parfait pour glisser dans la valise.
Une autobiogaphie sur Bernard Pivot
Par Frédérique Bréhaut
Qui se souvient de Jean d’Ormesson ulcéré, traitant Roger Peyrefitte de « dame pipi des lettres françaises » ? Bernard Pivot accueillait ces prises de bec avec des mines de chat devant un bol
de crème. Même sans Bukowski éméché tripotant le genou de Catherine Paysan, ni légendaires réponses accrochées aux points de suspensions de Patrick Modiano, chaque vendredi soir sacralisait
la République des Lettres.
Les grands-messes cathodiques d’Apostrophes ont borné la jeunesse de Noël Herpe qui puisait à cette source des éclairages sur ses propres interrogations de jeune homme à la sexualité
hésitante. Il découvre Guy Hocquenghem, Roger Stéphane, Dominique Fernandez et Julien Green. [...] Sur les archives de sa mémoire, Noël Herpe bâtit une autobiographie sur Pivot en somme, voyage
parfois douloureux dans le temps. Nostalgie en bandoulière, son récit original prolonge les pièces qui se jouaient en plateau, sans oublier au passage de saluer Claude Jean-Philippe dont le
Ciné-Club succédait à Apostrophes. Tout une époque ressurgit dans ce livre sensible qui rappelle que grâce à Bernard Pivot, la littérature se dégustait avec gourmandise. Autant de sou- venirs
sur lesquels flottent les notes du concerto de Rachmaninov.
Noël Herpe, glorieux passéiste
Par Claude Arnaud
C’était à la fin du dernier millénaire.Un homme évoquant monsieur Tout-le-Monde recevait chaque vendredi des auteurs sur son plateau et des milliers d’exemplaires de leurs livres s’arrachaient dès le lendemain en librairie.
[...]
Dans ces années 1980, Noël Herpe était un tout jeune homme vivant avec un père ruminant de lointains rêves littéraires et de nombreux échecs privés. Pivot s’imposa à lui comme un
géniteur de substitution réalisant ce que le sien n’avait su faire. Il recevait les Montherlant, les Mauriac, les Julien Green dont Monsieur Herpe ne faisait qu’entrouvrir les livres, et il avait
le chic pour leur faire avouer leurs « pires » secrets avec une bonhomie irrésistible. Il semblait même pouvoir ressusciter de vieilles gloires sur le déclin – l’idéal pour un passéiste assumé
comme Noël Herpe, dont Raymond Barre et Marcel Carné sont les idoles et que les Hervé Guibert et autres Guy Hocquenghem, ces porte-voix de sa génération, laissent indifférent.
Noël Herpe a toujours su donner un tour très vivant à ce passéisme, comme aux étranges pulsions qui le font sortir la nuit en talons hauts et en bas résille. Par la grâce de son humour et de
son style, Pivot devient un peu « la » dernière grande salonnière à avoir reçu les plus beaux esprits, à la suite de Mme du Deffand et d’Anna de Noailles. Duras, Sollers et d’Ormesson s’imposent
comme les vedettes de cette « ruelle » cathodique, ultime écho des soirées de l’hôtel de Rambouillet.
Par Roger-Yves Roche
Au vrai, les choix du jeune Herpe, dans ce qui constitue une revisitation subjective de l’émission, se portent moins sur les grands moments que sur les rencontres singulières, les face-à-face entre un jeune homme et un écrivain dont il peut espérer tirer leçons et profit. À cet égard, Herpe tombe plus que de raison sur ses semblables, ou plutôt partage sa sensibilité avec des acteurs doués de la même sensibilité, entendez : penchants, quand bien même ils ne les exposeraient qu’à demi-mots, ou demi-gestes, époque ou génération oblige. Ici, c’est Julien Green qui s’exprime à voix basse, « comme dans un confessionnal » et couve « ses secrets à petit feu ». Là, c’est Pierre Sipriot, le biographe de Montherlant, qui pourfend, pour ne pas dire trahit, la légende et ses masques. D’autres lui apparaissent plus crus, voire cruels, comme Dominique Fernandez, qui révèle à Herpe toute l’étendue de la « mollesse » sexuelle dont il souffre : « Fernandez alla plus loin. Il déclara, comme à mon attention particulière, qu’un jeune homme qui, de nos jours, n’assumerait pas ses désirs homosexuels, serait un lâche. Je pris cette phrase comme un soufflet en pleine figure. »
Herpe choisit donc ses pères, comme d’autres maîtres leur élève, pères qu’il regarde d’ailleurs avec son géniteur, comme si se partageait, ou se divisait, d’un coup d’un seul l’intimité d’un rapport qui bat de l’aile au-dedans et prend son envol, certes timide, au dehors. Herpe et son père, c’est une histoire qui se défait à coup de petite hache symbolique, comme une incompréhension affective. Celui qui est devenu dentiste alors qu’il aurait pu être écrivain préfère Yves Berger à Béatrix Beck et Norman Mailer à Tennessee Williams. Des goûts et des couleurs, il vaut mieux ne pas discuter…
Au-delà ou en deçà de ce « drame » familial, restent quelques portraits de célébrités, ou d’oubliés, de « monstres inédits » qui « devenaient connus de l’homme de la rue », brossés avec l’élégance de la vitesse, sans fard et avec quelques couronnes : Raymond Aron, Sylvie Caster, René Girard, Valérie Valère, ou cette débutante, Élisabeth Barillé, qui vient présenter son premier livre, Corps de jeune fille, et qui se fait humilier en direct par une certaine Ginette Guitard-Auviste, biographe de Chardonne. Inutile de préciser combien cette sorte de duel sied à l’auteur : « Je jouissais de cet affrontement spectaculaire, où l’interdit reprenait forme. » Sans oublier le maître de céans : Pivot lui-même, dans son rôle préféré, qu’il répète à satiété : le tireur de vers du nez !
Ainsi font font font les petites marionnettes d’Apostrophes, et accessoirement de Bouillon de culture (l’émission qui suivit, mais n’eut pas tout à fait le même succès), dont la dernière – marionnette – n’est pas forcément celle à laquelle on s’attendait : l’auteur en personne, qui n’est pourtant jamais passé chez Pivot, mais est bien repassé par chez lui, à coup de magnétoscope et de révision du côté de l’INA. Le voilà qui tire déjà le rideau sur une époque, une façon d’écrire et de parler, d’être et de ne pas être, exposé et protégé. Comme à l’ombre du passé.
(P.S. en forme de morale : à peu près au même moment où je lis Bernard Pivot dans Le Journal du dimanche, qui raconte que son nom a été rayé de la plupart des services de presse « la semaine qui a suivi l’annonce de l’abandon de sa chronique dans le JDD », je reçois le mail d’une attachée de presse qui me demande si je serais intéressé par la lecture de… Ma vie avec Bernard Pivot. Ceci réparant cela !)
Laissez-vous tenter
Par Bernard Lehut
Les riches heures d'Apostrophes, l'émission de Bernard Pivot, raontées par Noël Herpe.
Dans Ma vie avec Bernard Pivot (Éditions Plein Jour), Noël Herpe revient sur le succès de l'émission littéraire Apostrophes présentée pendant 15 ans par Bernard Pivot. 724 émissions au total qui ont fait entrer la littérature chez les français, ponctuées de moments, d'échanges, de passes d'armes et de grands entretiens restés dans les annales.
« Ma vie avec Bernard Pivot » de Noël Herpe, la grand-messe littéraire cathodique
Par Alexandre Fillon
Devant son poste de télévision, comme une éducation sentimentale avec quelques figures tutélaires de la littérature. L’avis de « Sud Ouest ».
Des millions de Françaises et de Français n’auraient manqué ça pour rien au monde. Le vendredi soir, en milieu de soirée, nous étions nombreux à regarder religieusement « Apostrophes ».
L’émission de Bernard Pivot consacrée à l’actualité littéraire, Noël Herpe la suivait avec son solitaire de père. Adorateur de l’œuvre de François Mauriac, le futur auteur de « Journal en ruine » et d’essais consacrés à Éric Rohmer observait tout ce qui se déroulait dans une arène digne d’une corrida. Il faut dire que l’animateur rusé savait y faire pour provoquer les joutes et les affrontements, pour jouer les confesseurs ou les titilleurs.
Noël Herpe n’a rien oublié, ni les révélations du biographe de Henry de Montherlant ni les interventions du « trublion autoproclamé » Roger Peyrefitte. Comme la prestation de Catherine Robbe-Grillet, l’épouse scandaleuse et masquée du pape du Nouveau Roman, Charles Bukowski quittant le plateau avec fracas ou les tirades d’un Philippe Sollers en qui il voit un « fantôme léger de la littérature ».
C’était un autre temps. Et une autre manière de donner envie de se rendre en librairie.
Le passeur Pivot
Par Maurice Szafran
Dans un hommage lucide au génie du journaliste, Noël Herpe redonne vie à Apostrophes. Passionnant et nostalgique.
Vendredi soir, Antenne 2, un peu avant 22 heures, c’était Apostrophes (1975-1990), émission littéraire. Maître de la cérémonie : Bernard Pivot. Cinq à six auteurs répondaient à ses questions. Dialogue civilisé souvent teinté d’ironie. La manière Pivot, la grâce Pivot, passeur culturel de première grandeur. Le lendemain samedi, les quelques livres qui avaient bénéficié de l’effet se trouvaient installés en piles dans toutes les librairies de France. Passer à Apostrophes, c’était la quasi-garantie de vendre, de prendre aussitôt place dans la liste des best-sellers. Pivot comptait parmi les plus grandes vedettes de la télévision. Mais il était d’abord, insistons sur ce point, un admirable lecteur et un incroyable intercesseur. Quelqu’un qui portait, semaine après semaine, le fameux « marché » du livre, une fierté si française.
Il est rare qu’un journaliste – Pivot n’a jamais revendiqué aucun autre statut – exerce pareille influence littéraire et culturelle. C’est ce que rappelle Noël Herpe dans cet excellent opus, à la fois passionné, lucide et détaché, en cela, fidèle à la manière Pivot. [...]
Téléspectateurs, nous souffrions, en même temps que fascinés, comme Pivot d’ailleurs, par ce merveilleux jeune homme, Patrick Modiano, qui parvenait à peine à sortir un mot, à construire une courte phrase cohérente. Magnifique Modiano ! Et Jean Daniel, « conscience » de la gauche française qui tentera, en vain, de déstabiliser l’immense Soljenitsyne sous l’œil cette fois désapprobateur de Pivot. Et Pivot face à Duras ou à Yourcenar, alors au faîte de leur gloire. Et Pivot toujours, de nous faire découvrir l’immense Simon Leys qui débusquera en direct la nature criminelle de Mao et de son système.
Noël Herpe : « Apostrophes et parenthèses »
Par Claire Devarrieux
Parcours sentimental d’un fan de Bernard Pivot et récit d’apprentissage où se décante le désir d’écrire.
Regardez-les, le père et le fils, Henri Herpe, dentiste, et Noël Herpe, futur auteur né en 1965, côte à côte sur la banquette. Est-ce la chambre du premier, est-ce «le salon décrépit» ? Nous nous trouvons dans «le poussiéreux appartement de la rue Saint-Jacques» déserté par la mère. Le père et le fils passent leur temps «à se déchirer, à se raccommoder». Le dimanche, ils fréquentent «des Italiens de troisième classe», ou une «gargote du Quartier latin», selon cette propension de Noël Herpe à faire briller le pauvre, le déglingué, le déchu (stars et décors), le douteux. Le vendredi soir, comme tout le monde, Herpe père et fils regardent Apostrophes (1975-1990).
Séjour américain
Ma vie avec Bernard Pivot, plutôt qu’une analyse de la cérémonie littéraire, est l’esquisse d’une éducation sentimentale à l’ombre de quelques figures tutélaires (Mauriac, Montherlant, Julien Green), un récit d’apprentissage où se décante le désir d’écrire. Pas de vrai écrivain sans l’élaboration de ses propres outils. Et, dans le cas présent, pour devenir écrivain, nul besoin d’être romancier. Noël Herpe le disait déjà dans Journal en ruines (l’Arbalète/Gallimard, 2011) : « Je n’ai aucune imagination [...]. Quoi que j’écrive, je suis ramené à ma propre histoire, je n’en sors pas. » Il reconstruit ici son parcours : « Je ne suis à l’aise que dans le journal in- time, tenu avec nonchalance du temps de ma jeunesse, poursuivi plus régulièrement à partir de mon séjour américain. Grâce à lui, je redécouvrais des pans entiers de mon passé, et, surtout, le visage de mon père, qui se reconstituait dans l’éloignement. »
Le passage du temps s’éprouve à travers l’évolution des rites et des écrans. A l’époque du « terne salon de la rue Saint- Jacques », où le lycéen se gave de cheese- burgers, où le père s’en tient au poisson pané, « la télévision tenait tant bien que mal sur un petit meuble à roulettes ». Un placard de la chambre paternelle recèle des revues où le fils découpe des « récits de bondage ». La prestation de la dominatrice Jeanne de Berg chez Pivot conduit le jeune Herpe, pour la première fois, à acheter un livre après l’émission. Ses fantasmes érotiques sont peuplés d’hommes humiliés. Pourtant la lecture de Jeanne de Berg ne lui fait aucun effet : savoir qu’elle est l’épouse d’Alain Robbe-Grillet doit être dissuasif.
Plus tard, alors que Bouillon de culture (1991-2001) a pris le relais d’Apostrophes, Noël Herpe dispose d’un studio bien situé, un « clapier » où il se plaît. [...]
Grand oral
Enfin, Noël Herpe emménage dans « une ancienne échoppe ». Il pose son ordinateur sur une chaise devant lui. De la rue, on peut le voir. Le sous-sol glacial contient les livres, le vieux futon où le chat a laissé « des traces funestes », et un projecteur. Avant d’être mis au rebut, il permet au maître des lieux de montrer à Dominique Noguez le numéro de Bouillon de culture où celui-ci est reçu, en 1997. Il « rate son grand oral », déstabilisé par Pivot qui, comme à son habitude, enjoint son invité à dévoiler son secret. « Il fallait toujours, derrière l’écrivain, qu’il n’y eût qu’un homme plein de misères. Dominique ne voulait pas jouer ce jeu. » Bernard Pivot savait aussi créer des crises, et les gérer. On retrouve dans ces pages l’épisode alcoolisé de Bukowski, les rages d’André Glucksmann, le mépris déclaré de D’Ormesson pour Roger Peyrefitte, « la dame pipi des lettres françaises ».
L’auteur a son panthéon, qui n’est pas celui de ses parents. Raymond Barre est son «idole». Il préfère Béatrix Beck à Marguerite Duras. En compagnie de son ami Cyril, il visionne en boucle les apparitions d’Edmonde Charles-Roux. On n’aura garde d’oublier son attachement au Ciné-club, lui qui est devenu profes- seur de cinéma. Ma vie avec Claude-Jean Philippe aurait été moins vendeur.
Par Arthur Pauly
Historien, comédien, réalisateur, diariste, écrivain très singulier, Noël Herpe poursuit son entreprise autobiographique en publiant Ma vie avec Bernard Pivot aux éditions Plein Jour. Retraçant l’histoire de la plus célèbre des émissions littéraires, c’est surtout sa propre histoire qu’il relate à travers le prisme cathodique. Cet hommage crépusculaire à Bernard Pivot ajoute un portrait à la galerie de famille où Noël Herpe nous conduit depuis plusieurs livres : après sa mère dans Objet rejeté par la mer, c’est à son père qu’il s’attache dans ce très bel et très précieux petit livre. Cette Vie avec Bernard Pivot est surtout une vie auprès de son père.
Noël Herpe ne regarde pas la télévision, c’est la télévision qui le regarde. Elle le convoque, elle le concerne. Il parcourt ses archives inépuisables derrière une vitrine de la rue Saint-Ambroise. Le sigle violet des archives de l’INA s’inscrit en filigrane sur les vieilles émissions littéraires noires et blanches qu’il parcourt. Les colonnes d’un kiosque tournent sur elles-mêmes tandis qu’apparaissent en surimpression les noms de Pierre Dumayet et de Pierre Desgraupes. Nous sommes en vingt-cinq avant Bernard Pivot : Céline avance une moue bizarre, Cocteau vérifie l’exactitude de ses mains dans leurs manchettes, Claudel disparaît presque entièrement dans son fauteuil crapaud tandis que Jean d’Ormesson s’enchante de la répétition de son profil en rappel sur l’écran. Desgraupes et Dumayet leur donnent du maître comme à l’Académie. C’est encore l’ancien régime des lettres françaises, une coupole coiffe l’écran. On devine l’hésitation feinte des invités naturellement prévenus de toutes les questions avant l’enregistrement. Desgraupes a quelque chose d’un Eckermann pour l’ORTF avec sa manière tour à tour péremptoire et onctueuse d’avancer à ses hôtes la question précisément qu’ils attendaient et sur quoi ils s’étendent avec une satisfaction de pitoyable théâtreuse. Il était temps que Pivot vienne, et tous ses fils avec lui.
Une autobiographie estampillé INA
On aurait tort de chercher dans Ma vie avec Bernard Pivot l’histoire exhaustive et constituée d’Apostrophes, chaque émission méritant sa courte notice, chaque écrivain son recensement, car Noël Herpe, historien, l’est toujours et d’abord de lui-même. Ayant herpisé Rohmer dans l’excellente biographie qu’il lui a consacrée avec Antoine de Baecque, il herpise aujourd’hui Bernard Pivot à la mesure où Pivot l’a pivoté. Une note liminaire précise qu’il n’a pas voulu revoir les émissions qu’il décrit pour composer son livre. Cela n’a rien d’étonnant : l’émission l’intéresse moins que le souvenir qu’elle lui laisse. Après avoir signé en 2017 un très beau Souvenir-écran, Noël Herpe livre aujourd’hui cet Écran-souvenir. Il nous fait redécouvrir Apostrophes autant qu’Apostrophes le découvre. L’écran de télévision se déforme et s’informe de tous les fantasmes, toutes les fantasmagories du petit Noël regardant Bernard Pivot auprès de son père. Apostrophes chez les Herpe, c’est un dîner de famille avec ses cris, ses disputes, ses gros mots et ses épanchements. Noël Herpe se reconnaît en fragments éclatés parmi tous les écrivains qu’il épingle : fils de Bernard Pivot, il l’est encore d’Edmonde Charles-Roux, de Philippe Sollers, de Jean d’Ormesson et de Marguerite Duras. C’est un portrait pixellisé, une autobiographie estampillée INA. Le plateau d’Apostrophes ressemble étrangement au divan du docteur Freud.
Il y a chez Noël Herpe je ne sais quoi d’un mystique cathodique. Sa nuit du mémorial, c’est un vendredi soir sur Antenne 2. L’insigne étoilée dessinée par Georges Mathieu l’aiguille dans la nuit. Son dernier livre, paru aux jolies éditions Plein Jour, aurait dû s’intituler Fils de Bernard Pivot, car s’il revient avec une délectation sensible sur les meilleures émissions d’Apostrophes, les plus frappantes dans son souvenir, s’il s’attache à tous ces grands écrivains réunis, c’est moins en lecteur qu’en fils peut-être indigne, souvent désespéré, trop timide pour jamais se mesurer aux fantômes du temps d’avant. Herpe regarde Apostrophes comme un petit garçon écouterait ses parents faire l’amour en cachette. Avachi devant la télévision dans leur appartement de la rue Saint-Jacques, il reconnaît la déchéance de son propre père dans celle d’un Bukowski exagérément ivre. Apostrophes révèle. Pivot mystagogue ? Initiateur, certainement. C’est au trouble d’entendre Pierre Sipriot dévoiler l’homosexualité de Montherlant que Noël Herpe devine la sienne propre. La télévision est indiscrète, elle l’enseigne malgré lui.
Où sont les pères, dans cette collection d’Apostrophes rapiécés en autoportrait ? Où sont les fils ? Noël Herpe s’humilie devant ces commandeurs de l’ancien monde qui échouent parfois sur le plateau de Bernard Pivot, ces écrivains d’avant la couleur, derniers reliefs des Lectures pour tous de Dumayet et Desgraupes. Dans le fond, je soupçonne Noël Herpe de ne pas tellement aimer Apostrophes. Il préfère l’ORTF et ses fantômes. Les pères y sont mieux affirmés. Ce sont eux qu’il guette sur le petit écran de la rue Saint-Jacques. Les véritables écrivains d’Apostrophes l’intéressent peu : deux pages sur Jean d’Ormesson, trois lignes sur Philippe Sollers – salut, mes vieux maîtres, salut ! – c’est bien peu. On le comprend d’autant mieux qu’il ne s’agit pas pour lui de littérature, mais de spectacle, même d’un rituel obscène et sacré où les pères s’offrent en sacrifice pour la jouissance des fils. C’est devant l’humiliation des pères que Noël Herpe s’éprouve digne de prendre leur suite. Il aime ces jeux de massacre où Bernard Pivot déboîte l’écrivain mal assuré. La peinture dorée des statues lui reste sur les doigts. Il déchire les livres, il recommence l’émission. Son père s’est endormi dans son fauteuil, Rachmaninov berce le grand saccage de toute littérature. Fils de Pivot, Noël Herpe nous livre son album de famille. Je le salue comme un frère.
Le vendredi soir, sur Antenne 2, on regardait «Apostrophes» de Bernard Pivot…
Par Christian Authier
Bien sûr, c’est un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Les années « Apostrophes », de 1975 à 1990, (et celles de Bouillon de culture qui lui succéda dans une
forme voisine de 1991 à 2001) ont marqué profondément des générations de téléspectateurs et de lecteurs. Des rééditions en DVD, des mises en ligne sur le site de l’INA ou sur d’autres sites attestent
encore aujourd’hui de la curiosité et de la nostalgie de beaucoup. Nostalgie: oui, il faut bien écrire le mot. Car « Apostrophes », c’est une « France d’avant ». Sur le service public, le
seul en l’occurrence, et sur Antenne 2, chaque vendredi autour de 21 h 40, les livres et la littérature sont à l’honneur. Les auteurs ont un visage, une voix, une présence. Le public en
redemande. Il est
vrai qu’il n’y a alors que trois chaînes de télévision. L’émission est un rendez-vous au même titre que « Les Dossiers de l’écran », « Au théâtre ce soir » ou « Droit de réponse».
Évidemment, le succès doit beaucoup à l’animateur : Bernard Pivot. Amical, patelin, subtil, taquin, chafouin à l’occasion, l’ancien journaliste du Figaro littéraire dirige son orchestre
d’invités avec un naturel et un talent inégalés. Il a lu les livres, il donne envie de les lire. Le samedi matin, les libraires doivent faire face aux clients ré- clamant les ouvrages des auteurs
vus la veille chez Pivot. Un passage à « Apostrophes » ne garantit pas le succès, mais presque. Les attentes des éditeurs, les angoisses des attachés de presse bouillonnent en coulisse.
Combien de best-sellers inattendus sont ainsi nés le vendredi soir ? Claude Hagège, linguiste, emballe les foules en donnant la réplique à Raymond Devos. La vieille dame Émilie Carles crève
l’écran pour Une soupe aux herbes sauvages. Emmanuel Le Roy Ladurie, éminent historien, séduit le grand public en évoquant le village de Montaillou au temps de l’Inquisition. « Apostrophes »
épouse ou lance des tendances. Des émissions spéciales sont consacrées à Georges Simenon, Vladimir Na- bokov ou Marguerite Duras. Cependant, les joutes musclées frappent plus encore les
esprits. En mai 1977, le jeune Bernard-Henri Lévy, chemise blanche échancrée, cigarette dans la main droite, illumine l’écran. Les « nouveaux philosophes » ringardisent la gauche marxiste.
Quelques années plus tard, BHL se retrouvera sur le même plateau face à Maurice Bardèche, le beau-frère de Robert Brasillach et l’un des pères du négationnisme français. Scène difficilement
imaginable aujourd’hui. La liberté de penser, de débattre, de provoquer est alors plus grande, quasiment sans limites. Jusque dans ses excès. Autres temps, autres mœurs. Des décen- nies plus
tard, les prestations de Daniel Cohn-Bendit ou de Gabriel
Matzneff déclencheront des scan- dales à retardement. Combien de coups d’éclat ? Impossible de les recenser. Simon Leys ridiculisant une pieuse maoïste, Jacques Perret mutique déclarant au
final « je suis pour le trône et l’autel », Marc-Édouard Nabe en ébullition pour la sortie de son premier livre... Chacun choisira.
Avec son beau récit, Ma vie avec Bernard Pivot, Noël Herpe, écrivain et historien du cinéma, signe une autobiographie faisant écho à la mémoire collective autour de l’émission culte. Né en
1965, il se souvient à son tour
des séquences et des écrivains qui s’impri- mèrent sur ses rétines : Pierre-Jakez Helias et son Cheval d’orgueil, René Girard, Jean Dutourd, François Nourissier, Charles Bukowski tellement ivre
qu’il fut exfiltré du plateau
(lire ci-dessous)... Les hommes politiques et même les présidents
de la République n’étaient pas négligés : de François Mit- terrand, alors candidat, à Valéry Giscard d’Estaing en fonction.
« Apostrophes » était un jeu, un théâtre, une corrida. « Pivot créait des monstres inédits qui semblaient surgir de nulle part » et il « savait créer de la crise autour de la table, avec les
mégots de cigarettes trem- blant dans les mains. Tout le monde se mettait à parler pêle-mêle, et la caméra, peinant à suivre, surprenait des mines que l’on n’aurait pas dû voir », écrit Noël
Herpe. Les silences, les bégaiements, les hési- tations se transformaient parfois en qualités, en signatures. Com- ment oublier les « performances » de Françoise Sagan ou de Patrick Modiano ? Ce
dernier, aussi timide qu’emprunté, fut interrogé un soir à propos du vibrionnant Philippe Sollers lui faisant face : « Et vous, Modiano, qu’est-ce que vous en pensez du livre de Sollers ? »,
lança Pivot. « Cela me rappelle les débuts de Sacha Distel... », répondit l’auteur de La Place de l’étoile sans se départir de son air innocent et en chantonnant « Scoubidous bidous ».
Noël Herpe, à sa façon, confirme le diagnostic de Modiano sur Sollers à « Apostrophes » : « Je m’habituais à le voir comme un acteur, à ne goûter en lui que la musique. »
Comme dans les films de Claude Sautet, on fumait, on buvait sur le plateau d’« Apostrophes ». Comme dans les repas de famille, on riait, on se disputait, on s’écharpait à l’occasion. Il nous
revient alors le titre d’un livre de Jean d’Ormesson, invité récurrent de Bernard Pivot : C’était bien.
Le pivot de notre démocratie
Par Frédéric Beigbeder
Dans un charmant livre, Noël Herpe rend hommage à Bernard Pivot, l’homme qui aimait les écrivains.
Nous avons grandi en regardant « apostrotrophes » et nous ne savions pas que c'était une chance.
Aujourd'hui, Bernard Pivot lutte contre la maladie. Les éditeurs, ces ingrats, ne lui envoient plus les livres depuis qu'il a quitté le JDD et l'Académie Goncourt. Espérons qu'il lira le merveilleux
livre de Noël Herpe, Ma vie avec Bernard Pivot, qui tombe à pic pour lui rendre hommage. Ce que Pivot a inventé, c'est la figure de l'écrivain français, en veste de velours côtelé, fumant et
bavardant, avec des lunettes et des opinions tranchées : une littérature vivante, en direct, qui se dispute et argumente. Depuis son départ à la retraite, quelque chose s'est perdu : le mélange de
respect taquin et de gourmandise sadique qui caractérisait Bernard Pivot. Il savait bousculer les auteurs, pour les mettre en valeur. La flagornerie n'était pas son fort. Je suis passé à « Bouillon
de culture » et je peux vous dire qu'on flippait sévère : passer chez Pivot était dangereux, tout pouvait arriver, il ne ménageait personne. Ce pervers m'a assis en face de Christine Angot, que je
venais de descendre ! C'était un catalyseur fielleux.
Il a été attaqué souvent (par Régis Debray, notamment, en octobre 1982, qui le traita de « dictateur », lui qui était l'ami de Fidel Castro). On lui reprocha d'avoir lancé des romanciers médiatiques
(Jean d'Ormesson, Alexandre Jardin) ou des intellos photogéniques (les « nouveaux philosophes»). C'était oublier qu'il révéla aussi René Girard, Vladimir Jankélévitch, Le Cheval d'orgueil, vira le
vieux dégueulasse Bukowski et resservit du whisky à Vladimir Nabokov.
Récemment, on lui a reproché d'avoir reçu Matzneff mais il a surtout permis à Denise Bombardier de le dénoncer. Noël Herpe rappelle aussi que c'est Pivot qui a fait connaître la pédophilie de
Montherlant. Ma vie avec Bernard Pivot décrit ces plateaux enfumés que Noël Herpe et votre serviteur admiraient comme un cabaret hebdomadaire, un concentré d'intellect, une « corrida» de
cerveaux
Peu importe ce que le téléspectateur achetait ensuite. Pivot n'était pas responsable de l'offre littéraire du moment ni de l'évolution des comportements des Français. Il transmettait sa passion, avec
insolence et épicurisme. Le drame actuel, c'est l'absence de passeurs, qui entraîne la
fin de la curiosité pour la chose écrite. Noël Herpe montre avec talent le hiatus entre les années 1970 et les années 2020. Pivot cherchait le scandale ? Tant mieux ! Il savait que la littérature
était menacée, et voulait entre-
tenir le mythe. Il était peut-être un indice de la bonne santé de la démocratie française. Sans lui, on ne sait plus s'engueuler avec respect.
Par Tewfik Hakem
Cette semaine, Affinités Culturelles s'intéresse à celles et ceux qui nous donnent le goût de la littérature, les prescripteurs littéraires. De Bernard Pivot aux booktubers, focus sur ces passionnés qui nous donnent envie de lire et de découvrir de nouveaux ouvrages.
Pour réécouter l'émission, cliquer ici.
Noël Herpe raconte dans son livre son rapport intime à l'émission Apostrophe. Bernard Pivot a été un repère. Il rendait la littérature familière : "Voir ces écrivains qui passaient à la télé, qui étaient des dinosaures, étaient vachement intimidants" raconte Noël Herpe. Il se souvient que son père avait acheté les livres de Charles Bukowski, de René Girard grâce à l'émission. Lui n'achète qu'un seul livre, le très sulfureux, Cérémonies de Femmes de Jeanne de Berg. Plus que le goût de la littérature, Bernard Pivot lui a donné le désir d'écrire en désacralisant la figure de l'écrivain. Ce qu'il aimait "c'était l'image des écrivains, c'était leur personnage, c'était leur show. C'était encore une fois le spectacle de la littérature."
La nostalgie d'"Apostrophes"
Par Jean-Claude Raspiengeas
En ce temps-là, les vendredis soir avaient une autre saveur. Ils ont aujourd'hui le goût de la petite madeleine trempée dans le thé de la nostalgie. La nuit venue, après les premières notes de
Rachmaninov sur le générique, l'atmosphère familiale en était transformée. L'heure d'« Apostrophes »... Tout s'arrêtait. Nous redevenions « des lecteurs de visages», comme jadis les
premiers téléspectateurs décrits par Pierre Dumayet.
Un écrivain, critique de cinéma et cinéaste, Noël Herpe, s'acquitte de son devoir de reconnaissance envers Bernard Pivot dans un opuscule aimablement troussé où se mêlent ses impressions et souvenirs
très personnels d'adolescent tourmenté, assis aux côtés de sonpère sur un lit-banquette, au cœur d'une maison envahie par les journaux jaunis qui prenaient la poussière.
Le rite de ce rendez-vous hebdomadaire comblait ses curiosités littéraires, exaucées par un amphitryon qui y prenait lui-même beaucoup de plaisir. Noël Herpe se souvient de la sortie de Charles
Bukowski, égrillard et ivre, bouteille en main, qu'il fallut évacuer, manu militari; de Julien Green murmurant: « Ah! si Freud m'avait connu... »; de Claude Mauriac, revenant pour chaque volume de
son Temps immobile. Des habituels : Jean d'Ormesson, Patrick Modiano, François Nourissier, Edmonde Charles-Roux («Elle paraissait et cela
suffisait»).
On fumait beaucoup dans le studio de Pivot « et Françoise Sagan jouait en virtuose de la tête penchée sur le cendrier». Certains numéros relevaient de la corrida et bien des réputations y furent
pulvérisées en quelques répliques bien senties. On y vit surgir aussi des inconnus du grand public, célèbres du
jour au lendemain après leur passage à « Apostrophes »: René Girard, Vladimir Jankélévitch. On pourrait ajouter Jean-Pierre Changeux, Claude Hagège, Simon Leys...
Exagérant la naiveté de ses questions et de ses réactions, l'animateur, toujours curieux, jouait volontiers «le prêtre égrillard, sollicitant des confidences dont il connaissait la teneur ». D'une
belle formule, Noël Herpe grave les grandes heures de cette émission mythique : « Bernard Pivot avait été le dernier à mettre en scène la société des écrivains comme un tout homogene, avec sa
continuité, sa tradition, ses codes de bienséance et ses droits d'aînesse. » Il n'oublie pas Claude-Jean Philippe, « le cousin qu'on invite en bout de table, à la fin des repas ». Noël Herpe relève,
en manière de résumé : « On faisait tous la même chose : déléguer notre destin à des gens plus bavards que nous. On goûtait, dans ce partage un peu veule, la volupté de n'être rien. »
Par Jérôme Garcin
Dans son livre, où la télévision est comme un miroir qu’il promène le long de sa vie, Noël Herpe n’évoque pas ce fameux numéro d’« Apostrophes » où Patrick Modiano compara Philippe Sollers à Sacha Distel et ses romans à des scoubi- dous. Mais il se souvient très bien des multiples passages du père abbé de « Tel Quel » sur le plateau du roi Lire : « Il tirait sur son fume-cigarette, la mine réjouie, la tonsure moqueuse (...). Cette stature souveraine m’impressionnait. C’était sa période sado-chrétienne, où se mêlaient, de manière peu claire, l’éloge du désir et la référence mystique. »
Né dix ans avant la création d'« Apostrophes», Noël Herpe, ce cinéphile en bas résille, a grandi avec Bernard Pivot, chez qui se pressaient, chaque vendredi soir, à 21h30, sur Antenne 2, dans un nuage de fumée, écrivains, penseurs, historiens, scientifiques et quelques politiques en mal de capharnaüm de son père, un dentiste reconnaissance littéraire. De la chambre maniaco-dépressif avec lequel il suivait « religieusement » la grand-messe germano-pratine, jusqu'à son propre studio de 20 mètres carrés, où il n'en finit pas de vérifier ses souvenirs en plongeant dans les archives de l'INA, le rohmérien et mauricien Noël Herpe ajoute aujourd'hui à sa trilogie autobiographique entamée avec « Journal en ruines » (Gallimard) un chapitre inédit. Comme une manière d'autoportrait cathodique, dont les écrivains reçus par Pivot seraient les aide-mémoire. Tout ce que, par la suite, il va non seulement assumer, mais aussi exhiber : son homosexualité passive, son inclination au travestissement, son goût pour les gloires mortes et le cinéma estompé en noir et blanc, se dessine au fil des numéros d'« Apostrophes » et au rythme du « Concerto pour piano n°1 » de Rachmaninov.
Ainsi, la prestation éméchée et chance- lante de Bukowski lui évoque son père, et sa « vocation de trublion désespéré ». Julien Green est sa statue du commandeur. Il aime trop Montherlant pour supporter que son biographe, Pierre Sipriot, n’en révèle les mensonges. Il ignore les passages à « Apos- trophes » de Mitterrand et de Giscard, mais ne rate pas celui de son « idole » (tout Herpe !), Raymond Barre, le Réunionnais, intarissable sur le Guadeloupéen Saint- John Perse. Il arbitre les duels cinglants, en direct, entre Roman Polanski et François Truffaut, Jean d’Ormesson et Roger Peyre- fitte. Catherine Robbe-Grillet, alias Jeanne de Berg, maîtresse SM, lui rappelle ses fan- tasmes d’autrefois, lorsqu’il s’imaginait « dénudé et humilié dans la cour du lycée ». Et il prend comme un « soufflet en pleine figure » le verdict sans appel de Dominique Fernandez déclarant qu’un jeune homme qui n’assumerait pas ses désirs homo- sexuels est « un lâche ».
L’auteur de « Mes scènes primitives », qui dit peiner à se prétendre écrivain, il a tort, ne cache pas son plaisir d’avoir si long- temps«délégué[son]destinàdesgensplus bavards que [lui] ». Aujourd’hui, il le reprend en main, avec cette confession par procuration. Somme toute, c’est Noël en toutes saisons, à travers les lunettes en demi-lune de Bernard Pivot.
Brèves
Par Pierre Maury
Quand on rêvait à la littérature dans les années Bernard Pivot, celui-ci était l’ambassadeur idéal pour inviter les écrivains dans son salon. L’auteur exagère quand il écrit que « la France entière retenait son souffle » devant certains numéros d’Apostrophes mais lui, c’est certain, participait intensément aux débats. Les moments qui l’ont marqué infléchissent sa vie, on se souvient de certains d’entre eux, archivés ici à notre propre usage.
Des chiffes et des lettres
Par Baptiste Liger
Dans Ma vie avec Bernard Pivot, le critique et historien du cinéma Noël Herpe revient sur ce qu'ont représenté Apostrophes et Bouillon de culture, tout en signant un autoportrait singulier et une réflexion sur la place de la littérature.
C'est Pierre Perret qui le disait - ou, plutôt, le chantait : «Le Vendredi les
Français rentrent chez eux/ Bâclant leur diner/Quelques sardines un yaourt ou des œufs/Devant la télé/Où la nourriture audiovisuelle/Sera d'abord spirituelle/Car un seul homme à ce moment
prévaut/C'est Bernard Pivot. » On ne sait pas si Noël Herpe sifflota ce titre, mais il a fait le même constat sur ce que représenta, pendant des années, le « Monsieur livres » du petit écran. Dans la
famille, on regardait ainsi religieusement Apostrophes. Et, loin de
s'ennuyer, le jeune Noël, lui, trouvait dans ce rendez-vous hebdomadaire de véritables lignes de fuite. Au-delà des anecdotes rapportées par cet admirateur de Mauriac, c'est un rapport subjectif à la
littérature - et à ce qu'elle représentait - qui se dessine à travers quelques souvenirs cathodiques, de Charles Bukowski à Marguerite Duras ou Philippe Sollers en passant par Julien Green ou Hervé
Guibert. Du jour au lendemain, des gens comme René Girard ou Vladimir Jankélévitch pouvaient, rappelons-le, être connus du plus grand nombre. La télévision et la création étaient ainsi étroitement
mêlées - et nul doute que, si Noël Herpe est aujourd'hui devenu un critique et historien du cinéma reconnu, ça n'est pas sans lien avec le Ciné-club ou le Cinéma de minuit. Mais Ma vie avec
Bernard Pivot prend une certaine hauteur, avec la redécouverte de toutes ces émissions sur la Toile, non seulement comme des
madeleines mais aussi comme un moyen de retrouver « la trace de ces écrivains tombés dans l'oubli ». Et avec lesquels Herpe ne pourra jamais batailler, lors d'un débat. À La Grande Librairie ou
ailleurs...