Jean-Marc Quaranta
Houellebecq aux fourneaux
336 pages, 20,50 euros
21 avril 2016
REVUE DE PRESSE
Trois livres pour avoir l'eau à la
bouche
par Valérie Rodrigue
Une lecture peut être goûteuse, gourmande et sortie du chaudron magique. Ces trois livres nous donnent envie de fruits mûrs, de festins et de tambouille, dans un décor de jardin ensorcelé, à
la table d’un restaurant étoilé ou dans un grimoire de recettes du terroir.
(...) J'ai longtemps rêvé de manger une salade de mots servie par un écrivain en livrée de maître d'hôtel. C'est chose faite avec ce livre qui va au delà d'une analyse de Houellebecq, son univers,
sa boulangerie, son église. Je ne suis pas une inconditionnelle de Houellebecq, son cynisme, son monde pas beau me laissent froide. J'avais l'impression, pour ces raisons, qu'on y bâfrait de la junk
food et des rollmops au ketchup. Dans cet ouvrage à la fois livre de recettes et analyse fine du palais de l'écrivain culte, de la tambouille à la cuisine du monde qui jalonnent le quotidien de ses
personnages. Les couples au bord de la crise de nerf, la lutte des classes sociales, tous les rapports humains ont leurs symboles, leurs barbecues, leur taboulé, leur gâteau. Et puis la cuisine
méditerranéenne, poivrons à l'huile et courgettes farcies, pour ranimer une sorte de paradis perdu. Toute une analyse sociologique, quasi une étude prospective d'après le caddie et la gazinière chez
les gens de tous les jours. Je crois Jean-Marc Quaranta, quand il dit « solitaire dans un monde urbain sans aucune relation affective authentique, il fait pourtant de l'amitié et de son partage
complice autour d'un bon repas (…) le terme de son roman et l'une des scènes les plus intenses de La Carte et le Territoire ». Ça me donne une envie : lire le prochain
Quaranta.
Que mange-t-on dans les
romans de Houellebecq ?
par David Caviglioli
Il y a quelques années, un professeur de lettres, spécialiste de Proust, nous avait confié ce qui, selon lui, distinguait l’auteur de «la Recherche»: «Chez Proust, disait-il, le
centre est partout et la circonférence nulle part.» Il voulait dire qu’on peut partir d’à peu près n’importe quel motif, n’importe quel personnage, n’importe quelle thématique, et tirer le fil:
il conduira au cœur de l’œuvre, il contiendra tout le reste, comme si son texte était un gigantesque palais des glaces, où tout est reflété par tout.
Maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, Jean-Marc Quaranta vient de publier «Houellebecq aux fourneaux», dans lequel il regarde Houellebecq «par la fenêtre de la cuisine». Dans
cette fine analyse de la recette houellebecquienne, on peut vérifier que l’auteur de «Soumission» mérite son statut de Top Chef contemporain, et que chez lui aussi la moindre bouchée contient le
menu.
Quaranta note que la question culinaire n’est pas anodine en littérature, surtout française. Il cite Barthes, pour lequel «dire ce que mangent les personnages d’un roman "constitue la marque
même du romanesque"».
On trouve près de deux cents mentions de plats dans les six romans de Houellebecq. (Le plus copieux est «les Particules élémentaires», avec une trentaine.) La nourriture chez Houellebecq est une
apparition cocasse, qui fait irruption dans la phrase pour dégonfler un passage spéculatif ou pour donner une saveur de dérisoire à la tragédie. L’exemple le plus célèbre est sans conteste cette
phrase de «la Possibilité d’une île»: «Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate.»
Bien entendu, dès qu’on cherche à se représenter la gastronomie houellebecquienne, on pense à des barquettes de supermarché consommées en solitaire. La «culture alimentaire des années
quatre-vingt, quatre-vingt-dix» est très présente: les restaurants d’entreprise, les cafétérias, les pizzerias minables, les Flunch, les «surgelés pour célibataires», la «purée
Mousseline au fromage», la «boîte de cannellonis en sauce», «les sachets-repas individuels Weight Watchers», les «boîtes de protéines aromatisées». Tout cela semblant mener
aux «cachets et sels minéraux» consommés par nos futurs clones dans «la Possibilité d’une île».
Houellebecq réserve un sort particulier à l’ordinaire de la restauration industrielle: l’entrecôte-béarnaise, les frites, la mayonnaise, la crème caramel, le céleri-rémoulade – l’entrée de gamme
de notre art de vivre. «D’une banalité infinie,écrit Quaranta, ils incarnent le système social-démocrate»et son «goût de la standardisation». (...)
Mais l’essai de Quaranta montre que la cuisine de Houellebecq va bien au-delà d’une simple critique de la raison surgelée. Chez elle, il y a de la sociologie, de la politique, de la morale.
Quaranta note par exemple que le filet de hareng façon rollmops semble avoir pour Houellebecq une signification politique particulière: il n’apparaît que pour évoquer la douleur d’être un
individu. Dans «Extension», le narrateur note: «Certains cadres supérieurs raffolent des filets de hareng; d’autres les détestent. Autant de destins, autant de parcours possibles.» Dans
«les Particules», le personnage de Bruno en commande au restaurant, signe qu’il vit dans une société de liberté et d’abondance, mais cela ne suffit pas à le rendre heureux. Houellebecq conclut
avec une sentence au vinaigre: «Les rollmops ne pouvaient en aucun cas constituer une solution.»
Les personnages de Houellebecq ont souvent eu, dans leur enfance, un «appétit de vivre». Les larmes leur montent aux yeux quand ils se rappellent les repas dominicaux en famille ou quand ils
pensent à l’«honnête cuisine de ménage», symbole de ce «bonheur bourgeois douloureusement inaccessible au célibataire», ce «bonheur tiède des vieux couples» que le libéralisme amoureux
a assassiné.
« On peut habiter le monde sans le comprendre, il suffit de pouvoir obtenir de la nourriture, des caresses et de l’amour», écrit-il dans «Plateforme», plus fleur-bleue que cordon bleu, lui
dont les livres sont, sous le sarcasme, des odes candides à l’amour, ce liant social périmé. (...)
L’autre grand thème culinaire que Jean-Marc Quaranta a trouvé chez Houellebecq, c’est la pénétration commerciale de la «fusion food», des gastronomies exotiques et de l’easy eating,
depuis l’«assortiment de plats indiens micro-ondables» jusqu’au triptyque blinis-houmous-tarama, le mezze des flemmards. (...)
Nulle trace de couscousophobie chez lui. Selon Quaranta, le couscous est pour lui avant tout l’image du «plat familial et exotique diffusé de façon industrielle». On en mange au Flunch, avec
une bouteille de Sidi Brahim - remix postcolonial et franchisé du déjeuner de cadre. Il n’y a d’ailleurs pas de couscous dans «Soumission», roman de la France islamisée. (On y trouve un tajine
d’artichaut – rappelons que le mot «artichaut», s’il nous évoque la Bretagne, vient de l’arabe.) (...)
Houellebecq aux fourneaux de Jean-Marc
Quaranta
par Nicolas Houguet
(...) Il y a un mois de cela, pendant une soirée littéraire où je ne connaissais pas grand monde, j'ai rencontré Jean-Marc Quaranta, que mon amie Lauren Malka m'a présenté. Il me parle
de son livre Houellebecq aux fourneaux, sorti aux éditions Plein Jour. Je lui confie mon admiration pour l’écrivain, mon agacement aussi devant sa mauvaise réputation en France qui
masque sa valeur, ailleurs célébrée, notamment à l’université. Il acquiesce, me dit que la critique littéraire s’en occupe encore assez peu en nos contrées, contrairement aux Etats Unis par exemple,
où il est étudié plus favorablement.
Il a voulu analyser les livres de l'auteur par le prisme de la cuisine. Je suis interloqué. La gastronomie est probablement la dernière des choses à laquelle j’aurais songé concernant l’écrivain (et
c’est bien paradoxal pour moi qui suis l’auteur d’un recueil intitulé La Salade et le Cassoulet). Quand je songe à un roman de Houellebecq, je pense davantage à un type seul dans son
appartement glauque, qui se ferait réchauffer des plats surgelés au micro-ondes. La figure du héros post-moderne. Grâce à son curieux essai, Jean-Marc Quaranta me démontrera donc que c’est bien plus
riche que cela.
On entre donc dans son livre avec une curiosité gourmande. Car, s’il a privilégié un angle inattendu pour s'aventurer dans l'oeuvre, la forme suit. En effet, à
mesure qu’on évoluera dans une analyse littéraire maitrisée et rigoureuse, l'auteur nous livrera les recettes des plats venant illustrer sa réflexion. Rigoureusement dosées, suivant une
classification propre à l’univers de l’écrivain (le niveau de difficulté de chaque recette correspondra à un personnage, la durée à une forme littéraire, la qualité à un prix littéraire), la lecture
donnera bien souvent faim. On rêvassera à une fondue chinoise, à un poulet rôti, à une choucroute, à un couscous algérois, ou à un cornet de frites. On glanera souvent quelques idées culinaires
(notamment un thon à la catalane qui fait envie, des beignets de haricots rouges, des poivrons farcis bien alléchants, un pot-au-feu qui m’a rappelé celui de mon grand-père). Les recettes surviennent
comme des illustrations, des citations pour appuyer la profondeur de l’analyse. C’est inattendu. C’est fantasque. Ça réveille. On ne s’attendait surtout pas à s’ouvrir l’appétit chez Houellebecq.
Mais il n’est jamais vraiment ce qu’il semble, ce à quoi on s’attend. Il n’est pas si étonnant que ça sente bon dans sa cuisine.
Car Houellebecq est nostalgique d’un temps de l’innocence. Celui de l’enfance, celui de sa grand mère, que l’on retrouve notamment dans les Particules élémentaires. Il y a là quelque chose de proustien. La cuisine est une mémoire, traduit une intimité. Les saveurs éclatent,
par exemple dans Plateforme, quand l’amour s’épanouit. Et elle devient le reflet des états d’âme que l'écrivain
dissèque. Le désolation des restaurants d’entreprise et des pizzerias dans Extension du domaine de la lutte, les parfums orientaux de Soumission, le terroir de La Carte et le Territoire. (...)
On le relit. Peut-être avec une grille moins biaisée par les scandales qu’il déchaîne (comme autant de tempêtes dans un verre d’eau). Chaque roman se révèle à nouveau sous un jour qu’on ne lui
connaissait pas, avec des nuances que l’on n’avait d’abord jamais vraiment remarquées. Un art du détail, une précision dans le motif qui ne font qu’appuyer la peinture précise et sensible que
l’écrivain fait de ses personnages. Tous sont vivants. Contrastés. Mêmes les abjects. Même les chassieux. Même les piteux. Tous (ou presque) mangent. Et pas n’importe quoi. Houellebecq prend même
parfois ici une dimension insoupçonnée de viveur. Et l'appétit devient même la marque profonde de l’humanité, de ses désirs et de ses pulsions, puisque les néo-humains de La Possibilité
d’une île, ne mangent plus.
Et l’écrivain, rétif à la consommation hédoniste des temps modernes, lui qui rêverait d’écrire une idylle s’il n’était pas « limité » par son cynisme,
trouve ici des moments de bonheur, des instants suspendus. Certes Michel Houellebecq n’est pas Jim Harrison. Mais dans les recettes que débusque Quaranta, on éprouve enfin une forme de jouissance,
une manière d'allégresse aussi, la symétrie d’un monde qui s’exprime autant dans les saveurs que dans les mots.
La joie est possible ici, car il y a de la malice dans l’analyse, de la truculence, de l’audace. Et l’on réalise que Houellebecq a plus de couleurs qu’on ne le
subodore, même quand on croit le connaitre. Sa palette monochrome n’est qu’un trompe-l’œil. Autant sociologue que romantique, lyrique qui se méprise, il laisse échapper des possibilités d’espoir. Des
nostalgies. Des flashs d’amour pur, des innocences farouches au milieu du spleen, des emportements, des jouissances et des étreintes sincères dans un monde naufragé, l’amour fou et le sexe qui va
avec, pas si triste... évidemment il y a aussi le désoeuvrement, la solitude, l’angoisse et la mort… tout est déjà dans les plats.
Tout Houellebecq est là, par le prisme de ses fourneaux.
Au terme du bouquin savoureux de Jean-Marc Quaranta, on a envie de le rejoindre en cuisine.
Les particules alimentaires
par Paulina Dalmayer
Et si, ramenée à sa dimension sociologique et politique par une critique à l'instinct grégaire bien affirmé, l'œuvre de Michel Houellebecq pouvait se lire, sinon se déguster, comme un traité de
gastronomie et un ouvrage de cuisine ? Tel a été en substance le pari fou - et formidablement réussi - d'un spécialiste de la littérature française tout à fait sérieux, maître de conférences à
l'université d'Aix-Marseille, Jean-Marc Quaranta. En scientifique doublé d'un fin gourmet, Quaranta livre, dans son Houellebecq aux fourneaux, l'analyse sans doute la plus originale à
ce jour de la prose houellebecquienne, décortiquant à la fois la portée romanesque de divers menus et leur réelle composition, pour nous inviter à réaliser (sic !) quelques-unes des recettes parmi la
soixantaine qu'il recense. Il y aurait au total près de 200 plats mentionnés par celui que Dominique Noguez a qualifié de "Baudelaire des supermarchés" dans les pages de ses romans, autrement dit 34
plats par livre. (...)
Souvent contraints de la réduire à une pure nécessité biologique, les protagonistes houellebecquiens entretiennent avec la nourriture des rapports complexes, toujours révélateurs de leur état
psychologique, de leur position dans la hiérarchie sociale ou, enfin, de leur malaise face à l'évolution de la société dans son ensemble. Qu'il s'agisse d'un comportement pathologique, illustré par
le boulimique Bruno dans Les Particules élémentaires, ou d'une représentation idéalisée de la tarte aux pommes, symbole de l'amour conjugual dans Extension du domaine de la
lutte, Houellebecq ne laisse rien au hasard. La preuve ? Quand il fait sortir son propre personnage de la dépression, quand il permet à l'écrivain Houellebecq de La Carte et le
Territoire de regagner sa maison d'enfance dans le Loiret, il le figure en hôte attentionné, qui accueille son invité avec un pot-au-feu fait maison. En fait, même le plus désenchanté des
écrivains contemporains partagerait avec le commun des mortels la foi en la puissance rédemptrice de la bonne chère.
Au fil de la nuit
Jean-Marc Quaranta était l'invité de Christophe Ono-dit-Biot. À voir ici (à partir de la 50e min.).
Poésie et petits
plats
Jean-Marc Quaranta était l'invité de Manou Farine dans "Poésie et ainsi de suite", avec Tristan Hordé et Catherine Flohic. À écouter ici.
Michel Houellebecq aux petits oignons
par Christophe Ono-dit-Biot
Alors qu'il met la dernière main à l'exposition qui va le propulser dans le club très fermé des artistes contemporains, l'auteur de Soumission se voit consacrer un ouvrage savoureux
: Houellebecq aux fourneaux, une analyse de son œuvre, mais côté cuisine. Un angle qui ne manque pas de sel puisque, en six romans, l'écrivain mentionne 200 plats, ce qui en fait, avec
34 plats par livre, un toutes les 10 pages, l'un des écrivains français les plus "culinaires" - alors qu'on s'était jusque-là arrêté aux trois premières lettres... (...) Le livre de Jean-Marc
Quaranta, spécialiste de l'analyse des brouillons de Proust, nous dévoile un autre Houellebecq, non plus seulement chantre de la misère surgelée, mais apôtre de la bonne chère, comme son mentor
décadent J.-K. Huysmans, louangeur du pot-au-feu dans Là-bas. Houellebecq fin ?
Toute l'œuvre de Michel Houellebecq
décortiquée par le menu
propos recueillis par Alexis Ferenczi
Jean-Marc Quaranta : Nous mangeons trois à quatre fois par jour et c’est, après la respiration, notre relation la plus immédiate au monde. La cuisine, qui ajoute de la culture à cette nécessité
biologique, est donc primordiale au sens où elle parle de notre essence ; chez Michel Houellebecq, elle ne fait pas exception à la règle. Si je devais la résumer en quelques mots, je
dirais : « Générosité, saveur et diversité ».
Mon travail sur Michel Houellebecq et sa tambouille s’est imposé comme une évidence parce qu’à chaque moment crucial de son œuvre, il y a de la nourriture. Prenez François, le héros
de Soumission. Il finit par trouver son identité non pas dans la cigarette ou les étudiantes mais dans ce qu’il mange – et aussi dans la littérature. C’est une des fonctions de la
cuisine chez l’auteur ; elle fixe la possibilité d’une identité. (...)
Dans les romans de Michel Houellebecq, il existe des liens entre la nourriture et le sexe, la nourriture et la mort, qui ne sont pas particulièrement évidents à première lecture. Mais le plus
spectaculaire, c’est dans Soumission où le sous-texte culinaire semble dire le contraire de ce que semble prétendre le texte – ou qu’on voudrait qu’il dise.
Il y a deux plats que tout semble opposer : le tajine, qui apparaît lors de « l’annonce de l’islamisation rampante de l’université » dans laquelle François travaille comme
spécialiste de Huysmans et la souris d’agneau, pierre angulaire du repas franchouillard qui a lieu dans la ville de Martel – référence symbolique à Charles Martel. En cuisinant les deux plats à une
semaine d’intervalle, pour les besoins du livre, j’avais l’impression de répéter les mêmes gestes avec la même viande. Pour moi, c’était le même à l’exception des épices qui sont différentes. Quand
on entend les gens hurler sur Soumission après s’être arrêté au titre, on se dit que la cuisine à l’œuvre raconte une autre histoire.
Le plus étonnant, c’est que dans le même repas, on sert de la croustade landaise aux pommes. Un dessert qui est fait avec de la pâte phyllo qu’on retrouve dans les baklavas, une pâtisserie
orientale aussi présente dans le roman. On se dit que, si c’est un hasard, il a vraiment bien fait les choses ! Pareil avec la salade de fèves, de pissenlits et de parmesan. Toutes ces denrées
méditerranéennes ne sont pas là fortuitement.
Je ne sais pas si Michel Houellebecq a voulu dire ; « Attention, nous sommes sur le point d’être envahis », comme on a voulu le faire dire à son livre. Je sais par contre que
la cuisine de Soumission nous dit tout autre chose. Pour moi, il travaille comme un prestidigitateur, agitant les mains d’un côté pour que tout le monde les regarde avant de
sortir du chapeau un lapin que personne n’a vu venir. (...)
J’ai l’impression que la cuisine de Houellebecq s’améliore au fil des romans. Il y a, selon moi, un fossé qui est franchi après Les Particules élémentaires. On trouve alors des
grands restaurants avec des plats extrêmement raffinés et compliqués. Une élévation du niveau de vie qui correspond à ce que mange Houellebecq – et peut-être aussi aux droits d’auteur.
Je crois que le cliché déprimant de la nourriture chez l’auteur vient d’Extension du domaine de la lutte où l’on trouve peut-être les pires ingrédients. C’est une image qui est
restée parce qu’il n’y a pas vraiment de conserves ailleurs dans ses romans – on peut tomber sur des surgelés mais ce n’est pas forcément mauvais. Étrangement, après Extension, il
suffit qu’il écrive « poisson décongelé » pour qu’on pense que c’est dégueulasse.
À partir de Plateforme, ses personnages mangent du caviar, mais il n’a pas intégré toutes les modes gastronomiques non plus. Aucune trace de cuisine moléculaire par exemple. J’ai un
collègue enseignant-chercheur qui a invité l’écrivain chez lui à l’occasion d’un colloque. Sa femme lui a fait le menu du personnage de la grand-mère dans Les
Particules élémentaires : des poivrons, des farcis. Bon, Houellebecq a mangé très sérieusement mais il ne se serait aperçu de rien.
Je pense qu’il est très sensible à la condition animale et qu’il est tenté par le végétarisme. Il n’y arrive pas mais c’est une explication plausible à la présence soutenue de poissons dans sa
cuisine. Je crois que c’est une question qui le préoccupe. Au tout début de La Possibilité d’une île, elle fait partie des standards de l’époque qu’il décrit avec
l’acceptation du mariage homosexuel.
Dans La Carte et le territoire, on peut aussi lire tout un développement sur les cochons qu’on ne peut pas manger parce qu’ils sont intelligents contrairement aux moutons qui sont
des abrutis. Ce qui ne l’empêche pas de manger ensuite de la charcuterie ! Il demande, comme Baudelaire, le droit de se contredire. Un peu comme Sans queue ni tête, la chanson d’Alain
Souchon : « Les vaches qu’on aime on les mange quand même. »
Certaines recettes étaient déjà dans mon répertoire. Quand je voyais un plat que je ne connaissais pas, j’allais chercher dans des bouquins ou sur internet une dizaine de recettes. Après, comme un
musicien lisant une partition, on sait généralement ce que ça va donner. Ma mère a été traiteur et ma sœur a fait l’école hôtelière donc j’ai grandi dans la cuisine. À une époque, mon père a aussi dû
me faire à manger. Il me préparait du riz avec une branche de romarin et du chou rouge. C’était très nourrissant.
Il y a des recettes comme le pot-au-feu ou le couscous, où je suis allé faire un peu de théorie ou d’éthno-cuisine. Je n’avais pas forcément de tradition de pot-au-feu dans la famille donc je me
suis intéressé à la cuisson des viandes pour trouver celle qui correspondait le mieux au plat. Pour le couscous j’ai eu l’occasion d’aller à Alger deux fois, et j’ai mangé du couscous tous les jours
pour me donner une idée du goût de celui décrit dans Les Particules élémentaires dont le personnage, comme Houellebecq, vient d’Alger.
Une des questions que je me suis posées à la sortie de Houellebecq aux fourneaux, c’est quelle influence pouvait avoir un essai de critique littéraire sur un auteur
contemporain ? Moi, ce que j’aimerais, c’est qu’il y ait beaucoup plus de débats sur le livre autour de la cuisine, qu’autour de Houellebecq ! Que les gens viennent me dire « Cette
recette du pot-au-feu, ça ne va pas du tout parce que ma grand-mère le faisait différemment. ». Ou qu’ils lisent les recettes et se disent ensuite, « Tiens, il y a de la littérature
autour. » D’ailleurs, si vous voulez vous jeter à l’eau, je vous conseille de commencer par la salade tomate-mozza. C’est simple et ça permet de se faire la main.
Michel Houellebecq par le menu
par Fabrice Gaignault
Ses six romans évoquent pas moins de 200 plats. Beaucoup trop pour prétendre que l'écrivain et son monde se résument à une frénésie d'anxiolytiques, d'alcool et de junk food. La preuve avec le
savoureux Houellebecq aux fourneaux, où Jean-Marc Quaranta nous confirme qu'il aime les bonnes choses.
Il cuisine lui-même
Souvenez-vous : le Michel d'Extension du domaine de la lutte s'offrant comme dernier repas un menu gastronomique, ou ce pot-au-feu que l'écrivain partage avec le peintre Jed Matin
dans La Carte et le Territoire. Où l'on découvre un Houellebecq mitonnant des bons petits plats que n'aurait pas reniés Jean-Pierre Coffe.
Il varie les saveurs
On dépeignait Michel Houellebecq en apôtre de la cuisine aseptisée française, on le découvre en authentique gourmet. (...) L'auteur se révèle, dans Soumission, le chantre extatique
de la cuisine orientale et de ses plats à la subtile complexité.
Il raffole des bons vins
Volontiers porté sur la boisson, le "Baudelaire des supermarchés" est un fin connaisseur en cépages - ce qui pourrait lui ouvrir les portes de La Revue des vins de France, si on en
croit les évocations de "vins honnêtes" et autres alcools de prune en digestif.
Il fait acte de résistance
Comme l'explique Jean-Marc Quaranta, "prendre le risque de jouir d’une souris d’agneau confite et d’une croustade landaise aux pommes et aux noix, dans la France islamisée en carton-pâte de
Soumission, peut sembler aussi transgressif que parcourir le réseau autoroutier à 200 km/h".
Particule élémentaire
par Élisabeth Quin
La possibilité d'une île flottante. Si l'appétit de vivre ne caractérise pas les antihéros de Michel Houellebecq, ils bouffent non-stop depuis vingt-deux ans. De la purée, des nems thaïs ou du
waterzooi. Ce qui reste quand on ne croit plus en rien ? Un livre de recettes autant qu'une métaphysique du tube digestif et qu'un essai littéraire.
Houellebecq aux fourneaux, extension du domaine de l'assiette
par Sébastien Lapaque
L'étude inattendue signée Jean-Marc Quaranta éclaire les romans de Houellebecq en scrutant ce que l'on y mange.
Michel Houellebecq n'a guère de considération pour les critiques littéraires. Il leur reproche d'être plus attachés aux idées qu'aux formes, plus réceptifs au bruit qu'à la mélodie
- et d'une façon générale de se révéler incapables d'une lecture bien faite, «quête de la flamme de l'esprit dans la fixité momentanée de la lettre», ainsi que l'écrit magnifiquement George
Steiner. Son mépris constant, public, assuré, enveloppe aussi bien les médiatiques que les universitaires. Nous sommes cependant prêts à parier que la lecture de Houellebecq aux
fourneaux atténuera son ironie à l'égard des insectes salariés pour interpréter les textes littéraires - souvenons-nous, à ce propos, de pages féroces
de Soumission visant la Sorbonne nouvelle.
En relisant à la loupe les six romans de l'écrivain français contemporain le plus connu dans le monde, son auteur a vu ce que personne n'avait vu avant lui: une conception du monde et de la vie
qui s'élucide à travers les grandeurs et misères de l'assiette. Spécialiste de Marcel Proust, auquel il a consacré une thèse, maître de conférences à l'université d'Aix-Marseille, Jean-Marc
Quaranta a beau être professeur, il n'en est pas moins fin lecteur, toujours drôle, léger, précis, capable de coïncidences remarquables. Il ne nous avait pas échappé que l'on mangeait beaucoup
dans La Carte et le Territoire (2010) et Soumission (2015), les deux derniers livres de Houellebecq. Ce que Jean-Marc Quaranta nous propose d'observer, dans son
étude très sérieuse agrémentée de soixante-seize recettes de cuisine, c'est que l'on mange beaucoup dans tous ses livres - et pas seulement des sandwichs informes et des barquettes
surgelées, incarnations effrayantes d'un monde sans poésie ni lumière d'éternité - et surtout sans saveur. Lorsque les personnages de l'auteur de La Poursuite du bonheur sont
heureux, ce qu'il leur arrive parfois brièvement, plus rarement durablement, ils mangent bien. (...)
Beaucoup de poissons, relève Jean-Marc Quaranta, qui note malicieusement que c'était un signe de reconnaissance des chrétiens des premiers siècles. Autant qu'une érotique, une sociologie et
une politique de la table, il est possible de repérer chez Houellebecq une théologie de la table. Il n'a pas échappé au poète que l'Eucharistie était un repas, partant que tout repas réveillait
le souvenir de la messe. Cette confidence étonnante de Michel, le narrateur-informaticien de Extension du domaine de la lutte : «Ce samedi entre vingt et vingt-trois heures, un
moment social a lieu. Je vais manger avec un ami prêtre dans un restaurant mexicain.» La foi, la table, le vivre ensemble: comme souvent dans les romans de Michel Houellebecq, cette scène aux
multiples énergies de sens est difficile à déchiffrer. Faut-il y voir une nostalgie du paradis perdu, celui de l'enfance, ou bien une ironie désespérée, celle d'un individu sans qualité convaincu que
ce qui est mort ne reviendra jamais? Probablement les deux à la fois, quand l'un devient l'autre. À suivre Jean-Marc Quaranta, on comprend que l'assiette, chez Michel Houellebecq, loin d'être la
cause d'un désespoir sans fond, peut devenir le lieu rassurant de l'éternel retour.
Michel
Houellebecq, la littérature à l'estomac
par François Aubel
Pot-au-feu, biryani d'agneau, poulet aux écrevisses... Professeur à l'université d'Aix-Marseille, Jean-Marc Quaranta invite dans un essai appétissant à dévorer l'œuvre du
romancier, bec fin incompris, par le menu.
Michel Houellebecq est une fine gueule. Un épicurien soigneusement dissimulé derrière l'apôtre de l'isolement post-moderne et d'une vie aseptisée. Après Bernard Maris qui voyait en l'auteur
d'Extension du domaine de la lutte un économiste patenté et Aurélien Bellanger qui en faisait le dernier de nos romantiques, digne héritier de Novalis, voilà que Jean-Marc Quaranta,
maître de conférences en littérature française à l'université d'Aix-Marseille, le présente dans son essai Houellebecq aux fourneaux comme un grand gastronome. Loin des clichés de
l'écrivain misanthrope dont les personnages passent leur temps à consommer de l'alcool, à ingurgiter des calmants ou à décongeler du Picard dans un four à micro-ondes à moitié défectueux.
Les lecteurs se souviennent peut-être que François, héros de Soumission, effectue une tournée de la France des terroirs. Dans ce périple, sorte d'inventaire avant liquidation, ce
sorbonnard se fait même péter la sous-ventrière dans le nord du Lot, à Martel, avec une belle souris d'agneau (du Quercy) et de la croustade landaise... (...)
Quaranta choisit donc de nous faire pénétrer dans la bibliothèque du Goncourt 2010 en passant par les cuisines. "Un écrivain idéal va partout", confiait Houellebecq en 2001 à nos confrères
de Lire. Dans ce chemin vers la table, il analyse l'utilisation de la nourriture dans l'œuvre d'un auteur que l'on a souvent taxé, à tort, dit-il, de "Baudelaire des supermarchés". Des
particules alimentaires qu'il passe à la pesée avec une précision digne d'un grand pâtissier. Au niveau statistique, elles représentent un total de 200 plats dégustés par les personnages, soit en
moyenne 34 par livre. Plus d'un toutes les dix pages. Des chiffres qui accréditent la thèse selon laquelle il y a bien une cuisine de Houellebecq. De là à en faire le Ginette Mathiot du XXIe siècle,
il y a un pas que le chercheur en littérature se garde bien de franchir.
Il ne se contente cependant pas de quantifier ou de relever scrupuleusement les plats présents dans les romans de Houellebecq. Non, il en identifie les recettes (76), qu'il propose aux lecteurs
après les avoir testées à plusieurs reprises, comme pour nourrir sa pensée spéculative. "Quand on fait les plats, on se rend compte de la cohérence de sa cuisine, avoue-t-il. Cela permet de lire à
livre ouvert ces fables culinaires que l'auteur semble avoir glissées dans les menus de ses personnages." Avec humour et un barème très germanopratin, il indique le prix de ces recettes (Goncourt,
Flore ou Interallié), en note les difficultés et le temps de réalisation, qui s'étale du haïku (pour la crème caramel) au roman-fleuve (la fondue chinoise).
Une cuisine que Jean-Marc Quaranta juge essentielle, sinon emblématique de l'univers houellebecquien. Parce qu'elle conserve, analyse-t-il, "la mémoire que nous fûmes des hommes, après avoir été
des bêtes et avant de devenir des consommateurs". À lire cette parfaite digestion critique, on saisit mieux à quelle sauce l'on doit déguster l'œuvre de Houellebecq.
Les Matins
La chronique de Sébastien Le Fol, du Point, est à écouter ici.
Houellebecq à table
par Gilles Pudlowski
Que Michel Houellebecq était un passionné de cuisine, on ne se contentait pas de le supputer : on le savait, on avait même relevé quelques-uns des plats cités dans son dernier roman, Soumission, où l’auteur des Particules élémentaires avait eu la bienveillance de nous citer. Jean-Marc
Quaranta, professeur de littérature et maître de conférences à l’université d’Aix-en-Provence, fait beaucoup mieux : il se livre à une recherche approfondie, à la fois fouillée, documentée, proche de
l’exégèse, tirant quelque soixante-seize recettes de toute l’oeuvre de Houellebecq. L’analyse littéraire rejoint chez lui la recherche créative. Le commentaire de texte s’y mêle à l’empirique, la
métaphysique à la gourmandise. Rien ne lui échappe : (...) un restaurant de nuit aux Halles, une choucroute ou un rollmops, et, bien sûr, toutes sortes de nourritures orientales disséquées avec
gourmandise fournissent à Jean-Marc Quaranta matière à digressions savantes. Houellecq à table, d'Extension du domaine de la lutte à Soumission, est un épicurien qui se dissimule à
peine sous la casaque du misanthrope. On notera que le coût des recettes données est évalué en fonction des récompenses obtenues par MH, leur difficulté selon le nom de ses personnages, leur temps
indiqué renvoie aux genres littéraires par lui pratiqués. C’est dire que l’humour n’est jamais absent de ce livre insolite, fervent, passionnant.
Les particules alimentaires
par Sean J. Rose
Mi-essai littéraire, mi-livre de recettes, Jean-Marc Quaranta consacre un ouvrage étonnant à la nourriture dans la fiction de Houellebecq.
(...) Les nourritures terrestres donnent l'occasion aux mots de décrire odeurs et saveurs, de faire montre de son goût en matière aussi bien culinaire qu'esthétique. La fourchette dessine la
vision du monde de qui la manie. A priori, quand on pense bons plats en littérature, ce n'est pas Houellebecq qui vient à l'esprit.
Que nenni ! pense Jean-Marc Quaranta qui consacre à l'auteur des Particules élémentaires un essai hybride, entre analyse textuelle et livre de recettes, Houellebecq aux
fourneaux, à paraître aux éditions Plein Jour, dont la ligne est l'emprise avec le réel. L'auteur met ici littéralement la main à la pâte : en trifouillant, malaxant, pétrissant dans les œuvres
du romancier, il extrait un ouvrage étonnant.
À première vue, le réalisme triste, sinon misanthrope, de Houellebecq n'a rien à voir avec le manger, concède Quaranta. L'aigre agresse le palais plus qu'il ne titille les papilles : le
désenchantement est le contraire de l'appétit. Mais à y regarder de plus près, la nourriture témoigne de quelque chose qui dépasse le goût même : "Dans cet univers romanesque où tout est décapé à
l’acide du regard sociologique (comme dans certains romans de Perec), la cuisine conserve la mémoire que nous fûmes des hommes, après avoir été des bêtes et avant de devenir des consommateurs, des
animaux politiques sans cité, des citoyens sans droits ni devoirs – sauf ceux de consommer et de désirer, sans avoir."
Michel commande un dernier menu gastronomique dans Extension du domaine de la lutte. À Saint-Denis-lès-Martel se déroulent les "agapes franchouillardes" de François
dans Soumission. Dans l'assiette s'opère une forme de résistance, une résistance molle à la noirceur, un dernier ancrage dans la communauté des vivants, comme la nostalgie d'un partage,
fût-ce avec soi-même. La bonne chère est ce qui reste du doux-amer pays de son enfance. "Il y a un côté Cuisines et vins de France chez Houellebecq ; le territoire se confond avec le
terroir, la carte routière avec celle du restaurant et les errances dans la décadence aseptisée d’une fin de monde ressemblent étonnamment aux 'Escapades de Petitrenaud'." (...)
Les exclusifs. Houellebecq dans son assiette
par Jérôme Dupuis
Jean-Marc Quaranta, très sérieux maître de conférences en littérature à l'université d'Aix-Marseille, s'est amusé à décortiquer la place de la nourriture dans les romans du plus célèbre écrivain
français vivant, pour en tirer un livre intitulé Houellebecq aux fourneaux (Plein Jour), à paraître le 21 avril. On y trouvera 75 recettes ingurgitées par les personnages du
romancier, du poulet aux écrevisses au biryani d'agneau, de la tarte aux pommes aux poivrons à l'huile...
Le mondain anonyme
Vous ne connaissez pas Virginie Le Gallo, moi si. Elle nous rejoint avec Blanchette et Noiraude à La Belle Époque, mais n'a pas faim. Son ami, le chercheur et écrivain Jean-Marc Quaranta, achève
son Houellebecq aux fourneaux et la sollicite presque tous les soirs pour tester les recettes figurant dans l'ensemble de l'œuvre de l'écrivain le plus épluché de sa génération.
"Je me suis tapé hier tous les plats orientaux de Soumission. C'était super bon ! L'autre jour, c'était thon à la catalane, avant-hier les farcis de son enfance... J'ai moins accroché
aux 'frites à la Flunch' et aux trucs un peu louches figurant au menu du snack du club naturiste des 'Particules alimentaires'."