(...) Isabelle Boccon-Gibod a eu l'idée d'aller y regarder plus en détail, en étudiant, à son tour, l'exercice du pouvoir. Pas celui pratiqué dans les hautes sphères, mais celui qui se joue au plus près de nous, dans la vie de tous les jours. Pour mieux le comprendre, elle a interviewé pendant des heures 11 hommes et une femme exerçant des métiers à responsabilités. Ils lui ont confié leurs dilemmes. Comment un chef d'entreprise peut-il faire le tri entre erreurs inacceptables et celles qui méritent indulgence ? Comment une professeur peut-elle se faire obéir sans recourir à la démagogie ou à la manipulation ? Comment un homme d'Eglise s'y prend-il pour conseiller ses fidèles sans exercer d'emprise sur eux ni les priver de leur libre arbitre ? Comment un général mesure-t-il ses ordres pour que ceux-ci n'aient pas de conséquences meurtrières ? Autrement dit, comment peut on exercer le pouvoir sans devenir un méchant, n'en déplaise à Platon ?

Cette question taraude Isabelle Boccon-Gibod depuis longtemps. Photographe, elle a d'abord envisagé de réaliser une séné de clichés d'hommes et de femmes de pouvoir en leur demandant de poser nus. « J'avais envie de mener ça comme une étude géologique », plaisante-t-elle à demi. Pli à pli, ride à ride, elle aurait vérifié les effets du pouvoir sur le corps de ceux qui l'exerçaient, les blessures qu'ils collectionnaient, les cuirasses qui leur poussaient. Car, elle en est sûre, chaque acte d'autorité, chaque exercice de pouvoir vous marque réellement dans votre chair. Et sa propre expérience en atteste.

Au début des années 1990, alors qu'elle terminait ses études commerciales, elle fut nommée à la tête d'une usine aux Etats-Unis. Une brillante carrière entrepreneunale se promettait à elle. Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu. Elle s'aperçut rapidement qu'elle était, pour ainsi dire, allergique au pouvoir. Diriger des salariés, avoir toute latitude pour les embaucher ou les licencier, ça lui restait en travers de la gorge. «J'avais vraiment l'impression que chacune de ces décisions m'abîmait un petit peu, laissait un dépôt, un grain de sable dans mon cerveau, un peu de calcaire et que, à force, l'issue serait une forme d'encrassement et de vieillissement prématuré. Je croîs que le pouvoir, c'est une situation qui n'est pas faite pour tous. II y a des gens qui ne seront jamais à l'aise avec ça. Et puis il y a ceux qui trouvent une façon de composer avec. » (...)