Bérangère Lepetit
Un séjour en France
Chronique d'une immersion
160 pages, 17 euros
3 septembre 2015
REVUE DE PRESSE
Un séjour en France
par Muriel Fauriat
Jeune journaliste, Bérangère Lepetit a travaillé un mois incognito chez le volailler Doux, en Bretagne. A la chaîne dans une ambiance polaire, elle a mis des pattes de poulets en boîte. Comme ces
milliers d'ouvriers de l'agroalimentaire qui empaquettent pattes, ailes ou sardines, décrochent des bêtes, cachent le portable (interdit), se frottent les mains frigorifiées, attendent la pause, puis
le déjeuner, la fin de la journée, le week-end, les vacances, la retraite. Non, Bérangère Lepetit ne se plaint pas : elle veut juste raconter la France d'en bas. Bien vu.
Le Doux et l'amer
par Cyrielle Blaire
Un séjour en France est la chronique d'une immersion dans une usine agroalimentaire. Un récit vivant qui retrace quatre semaines passées à la chaîne, dans le froid.
On parcourt ce livre comme on arpente un pays, les yeux grand ouverts, à l'écoute de ses bruissements, de ses humeurs. Dans le froid d'usines labyrinthiques aux journées uniformes. Dans les
coulisses des vestiaires où on se change à la hâte. Aux pauses cigarettes, minutes précieuses échappées à la cadence. On dévale ce livre page à page, à l'écoute de la routine de vies passées à la
chaîne, leurs mains agiles en mouvement perpétuel, jusqu'à ce que jeunesse se passe.
Pour écrire Un séjour en France, la journaliste Bérangère Lepetit a gommé son monde d'avant et frappé à la porte d'une agence d'intérim de Bretagne. Elle a enfilé une blouse bleue et
partagé durant quatre semaines le quotidien des ouvriers de l'usine Doux de Châteaulin, dans le Finistère. Des hommes et des femmes du coin, "payés toute leur vie au SMIC", un horizon indépassable
dans une région où le travail est devenu une denrée rare.
"Venez avec moi chez Doux, venez avec moi à la chaîne, venez emballer des poulets, vous verrez ce que c'est !" C'est en entendant cette invective adressée à la maire de Morlaix par une syndicaliste
que l'idée de cette immersion s'est imposée. Pour abolir les frontières, pour voir, pour sentir, pour comprendre. "J'ai plongé sans me poser de questions, je me disais que je verrais bien en route",
écrit-elle. Dans son livre tenu comme un journal de bord, Bérangère Lepetit raconte son travail de manutentionnaire au conditionnement. (...)
C'est finalement cette petite communauté de collègues que Bérangère Lepetit restitue avec le plus de justesse, leurs éclats de bonne et de mauvaise humeur, leurs routines et leurs combines pour
supporter les minutes qui s'étirent jusqu'à la sortie. "Mon corps est là, mon esprit est ailleurs et je les emmerde", lui dira l'une d'elles. Sous l'usine, la plage.
L'invité
Bérangère Lepetit s'entretient avec Hubert Coudurier. À voir ici.
Décryptage
Rencontre avec Bérangère Lepetit. À écouter ici.
Bérangère Lepetit, une journaliste à l'abattoir
Doux
propos recueillis par Philippe Attard
Cette journaliste économique du Parisien a travaillé incognito durant un mois à l'abattoir Doux. Elle en a tiré un livre et sera présente au Salon du livre de Châteaulin dimanche 11
octobre.
Pourquoi avez-vous choisi de vivre cette immersion dans cette entreprise ?
Je voulais rendre hommage à ce monde ouvrier qui n'est pas assez connu. Je voulais informer les gens qui connaissent bien la Bretagne sous ses beaux paysages. Quand ils achètent leur jambon sous
plastique, ils doivent savoir que derrière, il y a des êtres humains qui font les trois huit, les mains dans le pâté toute la journée par 4°, avec des casques sur la tête, comme je l'ai vécu quelques
jours chez Monique-Ranou, à Quimper, avant d'arriver chez Doux.
Votre mois passé comme intérimaire à la chaîne de l'abattoir Doux correspond-il à ce que vous imaginiez ?
Je n'imaginais pas grand-chose. J'avais déjà visité un abattoir de volailles breton en tant que journaliste, en 2012. Mais entre ce que l'on montre à un journaliste et le vécu sur place, il y a un
abîme. J'ai maintenant une conscience accrue des différences sociales au sein d'une même entreprise. Entre les baies vitrées du siège social de Doux, et l'abattoir qu'il y a derrière, il y a un fossé
que je n'imaginais pas.
Quand vous êtes revenue dans votre bureau à Paris, quelle a été votre réaction ?
Je me suis rendu compte de la mise en scène de l'actualité que nous vivons. Les ficelles de la communication des entreprises et des politiques prennent une importance démesurée. Ce que j'ai vécu
de l'intérieur, il faut l'avoir sans cesse en tête. J'aimerais qu'il y ait un rapport plus direct avec les responsables économiques et politiques. D'ailleurs, les ouvriers ont cessé de croire aux
politiques et aux journalistes à cause de ça.
Votre description est terrible. Vous avez envie de changer cela ?
Ce n'était pas mon but. Mais si déjà, les personnes à la chaîne pouvaient changer de poste un peu plus souvent, ou travailler assises de temps en temps... Mais peut-être que ces choses sont déjà
en cours. Je ne suis pas une technicienne.
Vous avez eu des réactions de la part de la direction ?
J'ai contacté Arnaud Marion, le directeur général, une fois le livre imprimé et juste avant sa publication. Il a été surpris de savoir qu'une journaliste avait travaillé incognito dans son
entreprise. Il a demandé à lire le livre et m'a rappelé pour me signaler qu'avec lui, il y avait eu des avancées sociales importantes. Mais ce n'était pas mon propos. En tout cas, il a commandé
plusieurs exemplaires pour son comité de direction. Mon livre semble réunir des mondes qui ne se connaissaient pas. Je ne pensais pas à cela. (...)
Vous achevez votre livre en comparant la situation du Parisien, votre entreprise, et celle de Doux, qui viennent d'être rachetées. Pourquoi ?
Je voulais montrer que, malgré deux univers totalement différents, nous sommes face aux mêmes problématiques. Nous ne sommes que des pions, que l'on soit journaliste ou ouvrier. C'est un peu le
fil rouge de mon livre.
Plongée en immersion dans l'agroalimentaire
propos recueillis par Daniel Martin
Maintenant que l’on s’intéresse plus au consommateur qu’au travailleur, la journaliste Bérangère Lepetit a voulu redonner corps et visibilité aux ouvrières de l’agroalimentaire. Une plongée en
immersion.
En janvier dernier, Bérangère Lepetit s’inscrit dans une agence d’intérim de Bretagne. Avec un CV légèrement aménagé en précarité. Elle avoue quelques diplômes, ajoute des blancs et ne dit pas
qu’elle est journaliste. Très important. Elle souhaite s’immerger en toute discrétion dans une entreprise agroalimentaire de la région.
Très vite on lui propose un travail chez Monique-Ranou à Quimper, qu’elle quitte deux jours plus tard pour embaucher dans l’usine Doux de Châteaulin. Nulle part on se soucie de ses compéténces
professionnelles. On lui donne une petite formation, une blouse, une charlotte, des bouchons d’oreille, des vêtements chauds. La voilà prête à emballer des poulets congelés dans des cartons, pour
l’exportation.
L’idée ?
Je suis journaliste au Parisien, spécialisée dans l’agroalimentaire, au service économie. Pendant la révolte des Bonnets rouges, je suis allée en Bretagne, j’ai visité des usines. J’ai
découvert un monde dont je ne soupçonnais pas l’existence, à la fois rural, industriel et mondialisé.
Et ?
J’ai vu cette classe ouvrière dont on dit qu’elle est en voie de disparition depuis que les aciéries de Loraine ont fermées. Elle était là, en bloc, emmitouflée, un peu frigorifiée, très féminine,
docile aussi.
Une rencontre ?
Avant, je ne parvenais pas à comprendre que l’on puisse subir son travail, subir sa vie, accomplir des taches pénibles dans des conditions pénibles, pendant des années. Maintenant je sais. Ils
entrent comme saisonnier à 17 ou 18 ans, tout en se disant qu’ils partiront. Très vite, ils sont pris dans un quotidien, des relations amicales. Ils ont un salaire. Bientôt, ils se marient,
achètent une maisons. Les emprunts, les enfants finissent de les lier définitivement à la région. Finalement, ils sont fiers d’avoir un travail en période de crise, et un avenir, Doux a une
réputation de solidité. Ils ont beaucoup d’humour. Ce qui les protège. Ils blaguent à propos de tout, même du pire. (...)
Des déclassés ?
Non, des personnes que l’on considère uniquement comme des bras. Dans l’entreprise comme dans la presse, ce n’est plus le travailleur qui intéresse, mais le consommateur.
Ce qui demande de changer de point de vue.
Exactement. Quand j’arrive, je ne suis plus journaliste, mais témoin, écrivain. J’échappe à l’urgence de l’information, à ses obligations. Je dois assumer une certaine subjectivité et le
« je ». Ce dont je n’ai pas l’habitude.
Avec des personnes qui ignorent tout de vous.
Je n’ai rien dit de mon métier, de mon intention. Je parlais peu pour ne pas éveiller les soupçons, ne pas orienter les réponses. J’écoutais.
Bérangère Lepetit invitée au Festival du livre fin octobre
Bérangère Lepetit, la journaliste qui s'est fait embaucher discrètement à l'usine Doux de Châteaulin afin de raconter et de décrire les conditions de vie des ouvriers de l'agroalimentaire en
Bretagne, sera l'une des invités de la 26e édition du Festival du livre de Carhaix, le dernier week-end d'octobre. (...)
"À travers la présence de Bérangère Lepetit et de son livre, nous voulons rendre hommage aux ouvrières et ouvriers de l'agroalimentaire qui ont souvent des conditions de travail pénibles et dont
on ne parle que trop peu souvent, expliquent les organisateurs. Ce n'est pas souvent qu'un livre de journaliste aborde ce sujet. Celui de Bérangère Lepetit le fait avec sérieux, sobriété et dignité.
Il justifie totalement cette invitation." (...)
Pour le festival, la littérature, en Bretagne comme ailleurs, "se nourrit aussi du débat récurrent mais indispensable sur la place de l'homme dans la société".
Récit. Un séjour en
France
par Nathalie Levisalles
Bérangère Lepetit est journaliste au Parisien. En 2013, elle avait couvert les problèmes de l’industrie agroalimentaire en Bretagne. Elle est retournée dans le coin et
s’est fait embaucher dans un abattoir pour en savoir plus. Son travail commence en janvier, la semaine même des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes.
Elle se pose forcément la question : qu’est-ce que nous - habitants de la France - avons en commun ? Qu’est-ce qui nous fait tenir ensemble ? Quatre semaines d’immersion dans cette entreprise
loin de tout lui permettent de raconter le quotidien du travail (...), mais aussi de voir comment vivent, sentent, pensent ses collègues. Un voyage dans ce qu’on appelle maintenant la France
périphérique.
Récit d'un mois en
immersion chez Doux
propos recueillis par Marine Lathuillière
Pourquoi avez-vous décidé de cette immersion chez Doux ?
Je travaille depuis plus de deux ans sur l'agroalimentaire pour Le Parisien. (...) Le sort des ouvriers de l'agroalimentaire est peu évoqué dans les médias. Et j'avais cette envie de travailler sur le sujet sur
le plus long terme pour raconter des vies ordinaires.
Personne ne savait que vous étiez journaliste ? N'avez-vous pas eu l'impression de duper vos collègues de l'usine ?
C'est un milieu qui est difficilement accessible sans passer par l'immersion, qui libère la parole. J'ai bien pensé demander à entrer à l'usine en tant que journaliste, mais les services de
communication de Doux n'auraient sans doute pas accepté ou on m'aurait mis dans un cocon, loin de la réalité des ouvriers. (...)
Qu'est ce qui vous a le plus frappé dans votre travail à l'usine ?
En ce qui concerne le travail à l'usine, mon regard est évidemment subjectif : je n'étais pas habituée à ce travail physique. Le plus difficile, c'est l'ennui. J'ai aussi été frappé par le froid
et le bruit, qui empêche toute communication entre les ouvriers.
Le salaire bas et l'absence de considération sont également difficiles à gérer pour les salariés. Ce fut notamment le cas lors de la visite d'Emmanuel Macron : les ouvriers n'avaient même pas été
mis au courant officiellement de sa venue.
Doux. Le
témoignage d'une journaliste fait débat
par Anne-Cécile Juillet
Une semaine après sa sortie, le livre Un séjour en France, dans lequel Bérangère Lepetit raconte son immersion à l'abattoir pendant trois semaines, fait parler. Parfois en bien,
parfois en faisant grincer des dents.
D'ordinaire, lorsqu'un livre a du succès, Frédéric Vasseur en vend une trentaine. « Mais de celui-ci, j'en ai déjà vendu 100 exemplaires en une semaine, et je dois en recevoir encore trente. »
Dans sa vitrine, le livre de Bérangère Lepetit trône en bonne place. C'est le best-seller de l'année à la Maison de la presse de Châteaulin, située quai Jean-Moulin. En se glissant pendant trois
semaines dans l'uniforme d'une ouvrière à l'abattoir châteaulinois de Doux (nos éditions du vendredi 4 septembre), la journaliste spécialisée en économie savait bien qu'elle y trouverait l'occasion
unique de raconter, sans fards, le quotidien des petites mains de l'agroalimentaire. Elle se préparait aussi à recevoir des critiques.
La première salve est arrivée la semaine dernière de la part d'Arnaud Marion, l'homme qui, en moins de trois ans, a remis le groupe volailler sur pied. « Il m'a expliqué que mon regard l'avait
intéressé, détaille la journaliste, et je sais qu'il a lu le livre avec attention. Il en a même commandé pour les membres du comité d'entreprise et les cadres du groupe. Mais il aurait aussi aimé que
je développe plus le travail qu'il a réalisé pour sauver un groupe qui a failli s'éteindre, que j'aille plus loin dans l'aspect social auquel il tient. C'est un fait : il y a deux ans encore, les
gens qui y travaillent aujourd'hui n'étaient pas sûrs de leur avenir... » Fin juillet, les 2 300 salariés du groupe ont reçu une prime exceptionnelle de 900 €, participation aux fruits de la
croissance du premier exportateur européen de volaille.
Sollicité, hier par nos soins, Doux est laconique : « La direction ne souhaite pas parler de ce livre », fait savoir Guillaume Foucault, chargé de la communication de crise du groupe. Les
ouvriers, eux, en parlent. Beaucoup. « Nous, cela fait 35 ans qu'on est ouvrières à l'abattoir, et ce livre, il décrit la réalité ! » s'exclament deux Châteaulinoises, croisées à la Maison de la
presse.
« Depuis qu'il est sorti, nos chefs nous en parlent chaque jour, ils nous demandent si on l'a lu, et nous disent que ce ne sont que des ragots », explique l'une des deux. « Mais moi, j'en suis à
la page 77, et je peux vous dire que tout ce qu'elle raconte, c'est la stricte vérité, je la trouve même sacrément gentille. Si je l'avais eue à côté de moi, je lui en aurais raconté d'autres ! »
(...)
Frédéric Vasseur, le libraire, croqué dans le livre sous les traits de « Manu » (tous les prénoms ont été modifiés), a apprécié sa lecture. « Il nous donne à connaître une réalité qui se passe à
moins de trois kilomètres du centre-ville : si on n'y travaille pas, on ne peut pas savoir », tranche-t-il.
Nadine Hourmant, déléguée FO du personnel, a recueilli des avis mitigés. « Il y a des pour et des contre », tempère-t-elle. « Certains estiment que trois semaines, c'est trop court pour se faire
une idée, d'autres se sont reconnus sous des traits peu flatteurs, alors forcément, cela leur a déplu. Il faut dire que la plupart des employés ici sont attachés à leur travail. » Elle estime qu'il
faut prendre ce livre pour ce qu'il est : « C'est le témoignage d'une personne, à un moment donné, point barre. Elle a quand même eu du mérite de venir s'y coller, non ? »
La syndicaliste espère que le livre fera réfléchir sur la pénibilité au travail des ouvriers de l'agroalimentaire, et que celle-ci sera mieux prise en compte, notamment au moment de partir à la
retraite. « Chez Doux, des accords de pénibilité ont déjà été signés », rappelle-t-elle.
La dure vie des Doux
par Marie Nicot
Bérangère Lepetit, journaliste au Parisien/Aujourd’hui en France a travaillé un mois à la chaîne chez le volailler Doux. Elle livre un récit plein d'humanité. Un précieux
témoignage.
(...) Depuis juin, les manifestations à répétition des éleveurs de porcs et de bovins ont révélé les failles du système productiviste notamment en Bretagne. Doux, entreprise qui a dû se
restructurer au forceps, incarne ce modèle breton à la fois critiqué et défendu par les pouvoirs publics et une partie des Français.
Le pitch est simple : la jeune femme de 34 ans a caché son vrai métier pour s'inscrire en intérim afin de travailler chez Doux à Châteaulin dans le Finistère. Elle intègre alors une "cité-monde"
employant 650 personnes.
Elle le reconnaît : "Un mois c'est très court, mais aussi infiniment précieux pour découvrir ce pays que j'avais l'impression de connaître."
C'est tout la richesse de sa démarche. La spécialiste de l’économie ne s'est pas contentée d'évoquer l'organisation de la chaîne d'emballage capable de "sortir" 500 000 poulets emballés par jour,
le montant des salaires, les types de contrat, le coût du transport… Elle évoque avec précision la coquetterie de ses collègues, la corvée de l'habillage, la drague discrète, le Doliprane contre le
bruit des machines, mais aussi la rénovation du centre Leclerc de Châteaulin, la victoire du bagad de Vannes sur M6. La vie quotidienne.
Nous sommes en janvier 2015 et Charlie est dans tous les esprits. L’évènement semble à la fois proche et lointain. On perçoit une tolérance teintée d'indifférence, de détachement et, pour beaucoup
d'ouvrières, de résignation. C’est une peu chacun pour soi. Après la signature CDI, la retraite est attendue comme le Messie.
Le point d’orgue du récit reste la visite d’Emmanuel Macron après sa "bourde" sur les ouvrières "illettrées" de l’abattoir Gad. L’épisode confirme la fracture entre le terrain et le monde
politique. Le ministre de l’Economie "glisse" dans l’usine, et complique la bonne marche de la chaîne. Ce n’est pas un recours, mais un visiteur de passage. Rien de plus.
A 34 ans, Bérangère Lepetit détaille sans mièvrerie ses courbatures, son oeil qui pleure en continu, une fatigue extrême. (...) En fin de lecture, on se prend à souhaiter que Elvina, Lydia et
Julie quittent la chaîne de Châteaulin pour se transformer en journalistes dans une rédaction parisienne. Ce serait à leur tour de nous espionner.
Chronique d'un monde silencieux
par Jean Berthelot de la Glétais
Pour son livre Un séjour en France, Bérangère Lepetit a partagé le quotidien d'ouvrières d'un abattoir de volailles. Une immersion pleine d'empathie.
Est-il indispensable, lorsqu'on relate le réel, de l'avoir vécu? Bérangère Lepetit, dont le « récit d'immersion » parmi des ouvrières vient de paraître,
n'est pas la première à s'être posé cette question Avant elle, nombre de sociologues et de journalistes se sont interrogés. Hubert Prolongeau pour son Sans domicile fixe en 1993 ou encore Florence Aubenas dans Le Quai de
Ouistreham, en 2010. «Indispensable, évidemment pas», tranche Elsa
Fayner, journaliste et auteur de Et pourtant, je me suis levée tôt, paru en 2008, qui racontait son immersion dans le quotidien de travailleurs précaires. « Mais (...) il y a un ressenti physique, corporel, des odeurs même, qu'on ne peut
capter qu'en immersion. »
Des odeurs, le livre de Bérangère Lepetit en regorge. Celle du beurre frais de la biscuiterie d'à côté, celle des pâtés au sauternes improbable que l'on
enfile dans du mauvais plastique, celle enfin des 500000 poulets qui passent entre les mains des ouvrières bretonnes de Doux, qu'elle a rejointes durant quelques semaines, début
2015. « En août 2013, dans le cadre d'un reportage, j'ai visité un abattoir de volailles das le Finistère,
explique cette journaliste du Parisien. J'ai vu ces femmes qui
travaillaient dam la chaîne du froid, et j'ai eu envie de parler d'elles. Les rencontrer comme journaliste, ça ne permet pas de recueillir leur parole
spontanée. » Ça ne permet pas non plus de ressentir dans sa chair les fameux troubles musculo-squelettiques,
ces oreilles qui bourdonnent, ces contraintes de pointage et de surveillance que les métiers du tertiaire n'imposent plus vraiment. (...)
Dans l'usine fréquentée par Bérangère Lepetit, le bureau des chefs s'appelle la « Guillotine » et les portables doivent rester au vestiaire. Sans
misérabilisme, avec humour, son livre est une plongée pleine d'empathie dans un monde ouvrier que l'on ne connaît plus. On se prend alors à partager
l'espoir de Bérangère Lepetit : « Celui que Doux, qui après ses difficultés financières est désormais en bien meilleure santé, fasse évoluer les
conditions de travail de ses employés, tout comme leur salaire. » Un vœu presque... confraternel.
Dans la peau d'une
ouvrière chez Doux :
"Pour la venue de
Macron, on a ralenti la cadence"
propos recueillis par Alix Hardy
INTERVIEW - "Quatre semaines payée au Smic avec des bouchons dans les oreilles et une charlotte sur la tête" : Bérangère Lepetit, journaliste au Parisien, a passé un mois en
immersion chez le volailler breton Doux, à emballer des poulets à la chaîne. Elle raconte le quotidien de ces ouvriers de l'agro-alimentaire de Châteaulin, dans le Finistère, dans un livre qui sort
ce jeudi, Un séjour en France.
Pourquoi avoir choisi de passer un mois chez Doux?
Je suis l'actualité de l'agroalimentaire pour Le Parisien depuis deux ans, ce qui m'emmène tout le temps en reportage en Bretagne. En août 2013, j'avais visité l'abattoir de
volaille Tilly-Sabco, et j'y avais découvert un univers que je ne connaissais pas. J'avais été surprise - peut-être naïvement - de découvrir qu'en 2015, beaucoup de gens travaillaient encore dans le
froid, l'obscurité, le bruit et faisaient les trois huit... C'est un boulot qui nous concerne directement puisque c'est eux qui emballent le jambon ou la volaille qu'on retrouve en barquettes dans
nos supermarchés. Je m'étais dit qu'il fallait aussi parler de ce type de travail dans les médias, que c'était important de braquer les projecteurs sur ces salariés-là, dont certaines personnes ne
soupçonnent pas l'existence.
Durant quatre semaines, vous vous êtes glissée dans la peau de quelqu'un d'autre.
J'étais en immersion, dans la peau d'une ouvrière. Je n'aurais pas pu parler comme je le fais dans mon livre de ce travail-là si je m'étais présentée comme journaliste. Dans une visite
d'usine, tout est très encadré. On vous fait faire un tour d'un quart d'heure des ateliers, vous n'avez le temps de parler à personne. (...)
Dans ce livre, vous donnez la parole à des personnes qu'on qualifie souvent d'"invisibles".
On a tous lu Zola, mais l'ouvrier de l'agroalimentaire avec sa charlotte bleu clair, je n'ai pas l'impression que ce soit un personnage qu'on se représente quand on entend parler des ouvriers. On
pense plutôt à la sidérurgie. Même si récemment, avec les Bonnets rouges et la crise agricole, on en a un peu plus parlé. C'est un secteur qui reste très important en termes d'emploi
en France. C'est un système : ils sont invisibles parce qu'on ne leur donne peu la parole, mais ils ne la prennent pas non plus. Sans doute parce qu'ils se sentent évincés du débat politique. Il
y a une sorte d'incommunicabilité des deux côtés. Ce n'est pas que la faute des médias. Ils ne saisissent pas forcément la balle au bond dès qu'il y a des journalistes. Beaucoup - pas tous - ont
arrêté de voter, ne lisent pas les journaux et n'accordent aucune crédibilité à la parole médiatique car ce n'est pas la vraie parole, leur parole à eux.
Vous êtes toujours à la chaîne lorsque Macron visite Doux et vous en livrez les coulisses...
Le jour de la visite, j'étais un peu sur le fil, parce que ma position était presque schizophrénique. J'étais en immersion, avec mes cartons de poulet, et je ne pouvais pourtant pas m'empêcher de
m'identifier à la journaliste présente aux côtés de Macron. De ma chaîne, je me suis rendue compte à quel point les ouvriers ont été évincés de cette visite : rien ne leur a été communiqué.
C'aurait pu être quelque part un cadeau à leur faire, de leur dire "Vous avez bien bossé, le ministre vient vous féliciter"... C'était un signe positif pour cette entreprise, et finalement, la seule
conséquence de cette visite c'est que les chaînes ont été ralenties artificiellement et qu'il a fallu cravacher après le passage de Macron pour rattraper en fin de journée. (...)
Vous avez vécu Charlie loin de la capitale et des vos collègues journalistes...
La tuerie de Charlie a lieu le jour où j'apprends que je suis embauchée chez Monique Ranou. Je suis loin de Paris, et j'ai le sentiment de débuter une expérience qui n'a pas trop de sens par rapport
à ce qui vient de se passer. Mais vivre les événements qui ont suivi l'attentat de Charlie dans ce contexte-là, dans la peau d'une ouvrière, était intéressant. Ca permettait d'avoir un autre regard
sur ce qui se passait. Je me suis rendue compte que peut-être que ça prenait aussi - et forcément- un peu moins d'importance qu'à Paris, du fait déjà de la distance géographique. Lors de la minute de
silence à la chaîne chez Doux, où je n'étais pas encore là, je sais que certains ont critiqué l'initiative et ne se sont pas sentis concernés.
Doux. L'abattoir vu de
l'intérieur
par Anne-Cécile Juillet
En temps ordinaire, Bérangère Lepetit est journaliste économique. Pour pouvoir raconter au plus près le quotidien des ouvriers de l'agroalimentaire, elle s'est fait embaucher, incognito, chez
Doux, à Châteaulin, pendant un mois. Elle raconte de l'intérieur un monde dont on parle peu, dans un livre qui sort aujourd'hui.
(...) La première fois qu'elle se rend dans le Finistère en reportage pour couvrir le mouvement des Bonnets rouges, elle découvre Nadine Hourmant, déléguée FO chez Doux et seule femme porte-parole
du mouvement. La personnalité de la syndicaliste l'interpelle. Elle l'a vue, en colère, inviter la maire de Morlaix (29), Agnès Le Brun, « à venir travailler avec (elle) à la chaîne ». Finalement,
cette invitation, Bérangère Lepetit la prend pour elle.
Jusqu'en janvier dernier, la journaliste ne connaît qu'une facette de ce monde, celle des visites organisées pour la presse. « Des plans de communication bien huilés », balaie-t-elle. Elle, elle veut
raconter la vie lorsqu'on est employé en « 7-7-6 », dans un abattoir de volailles. Sans les « coupettes de champagne ». « Il fallait que je m'y fasse embaucher mais si j'avais adressé une demande
officielle, elle m'aurait été refusée, ou alors on m'aurait collé un chargé de com'. » Ce sera donc une immersion, incognito. De son employeur, elle obtient une disponibilité, expurge son CV,
s'invente une nouvelle vie à raconter, balance une valise dans son coffre et prend la route. En moins d'une semaine, une boîte d'intérim lui trouve une place chez le géant européen de la volaille, à
l'atelier conditionnement. Celui en fin de chaîne, peut-être le moins pénible - « tout est relatif » - le plus féminisé aussi. « On m'a épargné l'accrochage des poulets vivants, l'électrocution ou
l'éviscération », souffle-t-elle.
Commence alors une longue période d'écartèlement entre sa nouvelle vie d'ouvrière à l'abattoir et celle qu'elle a laissée, à Paris. Bien plus d'un monde sépare les deux. Sans repères, assommée par
le bruit des machines qui crachent plusieurs dizaines de poulets à la minute, sans pouvoir communiquer avec ses camarades de ligne, Bérangère Lepetit plonge en elle-même, prend le poulet à
bras-le-corps et se fond dans son nouveau costume : charlotte sur les cheveux, blouse, chaussures adaptées et protège-oreilles. (...)
Le 23 janvier, Bérangère Lepetit assiste aussi de l'intérieur à la visite d'Emmanuel Macron venu en Bretagne faire amende honorable après ses propos sur les « illettrées ». Avec ses camarades,
elle se sent transparente, la caravane ministérielle passe sans un regard ou un mot pour elles. « J'ai l'impression que nous avons été évincées alors que nous sommes le socle de cette usine. Sans nos
bras, pas de redressement pour Doux », écrit-elle. Ce jour-là, pour la visite, la cadence sur la chaîne a été ralentie artificiellement ; pour compenser, le rythme est deux fois plus soutenu par la
suite... Le ministre de l'Économie l'imagine-t-il seulement ?
La semaine dernière, Bérangère Lepetit est revenue à Châteaulin. Elle a averti Arnaud Marion (le « redresseur » de Doux) par mail de la sortie de son livre. Elle lui a pointé « le management
inexistant et le manque de considération et de reconnaissance vis-à-vis des salariés dans un contexte où l'entreprise est érigée au rang de success-story ». Réponse courtoise de l'intéressé. Elle en
a aussi apporté pour ses éphémères collègues, via Nadine Hourmant. « Beaucoup ne se souviendront pas de moi », sait-elle. D'autres ont été surpris de sa démarche et ont même trouvé qu'elle aurait pu
« taper plus fort ». « J'ai aussi envoyé un exemplaire à Emmanuel Macron, sourit la journaliste. J'aimerais vraiment qu'il le lise ». Histoire de voir ce qu'il a raté.
Dans la blouse d'une ouvrière d'abattoir
Bérangère Lepetit raconte son expérience pour Le Parisien sur deux pages, introduites par ces mots :
« Bérangère Lepetit a plongé sans a priori et le cœur grand ouvert dans la vie d’un abattoir breton, celui du "roi de la volaille", Doux, à Châteaulin (Finistère). Une expérience forte
dont elle a tiré un livre très personnel et plein d’humanité. »
Des romans pour donner de la voix aux invisibles
par Alain Jean-Robert
Comment donner voix au chapitre à des millions d'invisibles, ces ouvriers et petits employés que personne ne remarque plus ? (...)
La journaliste Bérangère Lepetit a choisi de se faire embaucher comme intérimaire dans un abattoir breton. Elle raconte cette expérience dans Un séjour en France (Plein jour). De son
séjour parmi les ouvrières des abattoirs elle dit : "Je porte un regard différent sur les gens qui ont arrêté de voter, subissent le travail et attendent la retraite avec impatience. Je les
comprends."
Bérangère Lepetit,
Un séjour en France
par Jean Tanguy
(librairie Le Pain des rêves, Saint-Brieuc)
Elle était d’abord venue en 2013 pour un reportage après la liquidation des abattoirs Doux. Elle avait découvert une réalité du monde qu’elle ne soupçonnait pas et une image inconnue de son pays.
Elle qui avait choisi son métier, ses relations, son lieu de vie, elle a alors décidé d’aller voir ceux qui n’ont pas le choix, « ceux qui ne déménagent pas, qui restent, qui respectent la
culture ». (...)
Pendant (un) mois, elle a mené la vie d’ouvrière, comme « ces femmes payées toute leur vie au SMIC ». Elle a revêtu la même tenue de travail, s’est coiffée « d’une charlotte
bleue » pour intégrer une chaîne où l’on met « les poulets dans des cartons à raison de huit pièces par carton ». (...)
Comme d’autres (pour les plus récents : Florence Aubenas, Jean-Baptiste Malet pour En Amazonie…), Bérangère Lepetit s’est infiltrée dans la réalité de gens méconnus pour les rendre
visibles. En racontant par le détail leur vie et leur environnement physique, géographique, économique, culturel, elle dit combien nous connaissons mal notre pays. De la Bretagne, nous connaissons le
folklore, le littoral, les bonnets rouges, les manifestations des agriculteurs, les algues vertes, mais nous ne connaissons pas la vie pénible des ouvriers de l’agroalimentaire. Quand elle décrit le
travail à la chaîne, nous voyons bien que, puisqu’il est impossible au travailleur d’en saisir le sens, il est un esclavage.
De lecture aisée, passionnant et dramatique, ce récit est intéressant par ce qu’il montre de la cassure de notre société. Il permet de découvrir une face cachée de notre économie mondialisée, de
comprendre pourquoi, un jour ou l’autre, il faut déchirer le voile qui nous obscurcit la vue.