Islam. Mohamed Bajrafil : « L'essentiel est sacrifié au profit du futile »
propos recueillis par Virginie Larousse
« La théologie est comme un océan : il y a à boire et à manger. » Pour l'imam Mohamed Bajrafil, la raison doit toujours s'imposer devant les avis divergents des théologiens.
Vous écrivez dans votre dernier livre : « Nous avons pour ainsi dire inventé une religion à la place de celle que notre Prophète nous a laissée. » Pourquoi ?
En comparant ce que dit le Coran, ce qu'a été la vie du Prophète et celle des premiers musulmans, avec la manière dont on présente la religion musulmane de nos jours, je suis forcé de constater qu'on a inventé autre chose. La religion telle que le Prophète l'a vécue était quelque chose de très simple et de très logique. Or, notre pratique aujourd'hui n'est ni logique ni simple. On a assisté à une inflation des péchés : tout est devenu interdit, alors qu'originellement tout est permis. L'essentiel est sacrifié au profit du futile. Et c'est d'autant plus triste qu'au final, présenter la religion musulmane comme quelque chose de simple est devenu suspect, y compris pour des non-musulmans qui nous accusent de pratiquer la taqiya - la dissimulation. Ainsi, quand des initiatives allant dans le bon sens sont évoquées, on nous accuse de vouloir falsifier l'islam. Le comble, c'est que ce réflexe émane autant de musulmans que de personnes fondamentalement hostiles à l'islam et à la présence musulmane en France ! Cette double schizophrénie est extrêmement dangereuse.
Aussi appelez-vous les jeunes musulmans à « se réveiller ». Quel message cherchez-vous à leur faire passer dans cette « lettre » ? Pourquoi les jeunes en particulier ?
Pour plusieurs raisons. La première est éducative : le jeune est l’Homme de demain. C’est sur lui que repose l’avenir. Et si on arrive à sortir les jeunes des écueils tendus tout le long de la route dans leur pratique de l’islam, on aura fait quelque chose de louable. Par ailleurs, il est clair qu’une partie des 15-40 ans est attirée par des discours de rupture, de violence et de repli sur soi... Il me semblait donc impératif de leur montrer qu’on peut très bien pratiquer sa religion au XXIe siècle tout en vivant avec son temps.
« La raison doit toujours s’imposer », dites-vous. Mais le Coran déplore que « petit est le nombre de ceux qui réfléchissent » (sourate 40, 58). N’est- il pas illusoire de penser que la raison l’emportera sur une forme de superstition ? N’y a-t-il pas quelque chose d’antinomique entre la croyance et la raison ?
Pas du tout. Surtout du point de vue du Coran, qui s’adresse avant tout à l’intellect. Le livre sacré de l’islam ne demande pas de croire en Dieu sur la base de choses miraculeuses – bien que le
Prophète ait réalisé des miracles –, mais d’observations de l’environnement, de la création, de tout ce qui nous entoure. La civilisation islamique a d’ailleurs donné naissance à de grands
philosophes croyants, tels qu’Averroès, Avicenne, Al-Ghazâlî, Al-Fârâbî. Il n’y a donc rien d’antinomique.
Vous recourez aux travaux des théologiens et à la jurisprudence islamiques pour ramener les musulmans dans le sens d’un islam de l’ouverture et adapté à notre temps. Mais ce travail exégétique n’est-il pas un peu vain, sachant qu’on pourra toujours vous opposer des théologiens, penseurs ou hadiths prônant l’inverse ?
En réalité, c’est là que les choses deviennent intéressantes ! Le littéralisme est, à mon sens, la chose la plus simple à démonter. Un exemple parmi d’autres : aujourd’hui, le calcul
astronomique permet de prévoir les éclipses des années à l’avance. Mais comme par hasard, quand il s’agit de fixer la date du début du Ramadan, on veut nous faire croire que le Prophète aurait
dit qu’il fallait voir la lune à l’œil nu... Je souhaite mettre les gens face à leurs propres contradictions : dans ce cas, pourquoi va-t-on faire le pèlerinage à La Mecque en avion, alors qu’il
est écrit dans le Coran qu’il faut y venir « à pied et à dos de chameau ». Nombre de croyants font le marché de ce qui les intéressent, mais refusent que d’autres en fassent autant : « Faites ce
que je vous dis, mais ne faites pas ce que je fais » !
Mon objectif est donc de montrer que, sur la plupart des questions, les théolo- giens ont développé des avis divergents. Qu’il n’y a jamais eu unanimité. Il faut donc reconnaître deux points : les premiers musulmans ont vécu avec leur temps, qui leur a dicté des choses nous apparaissant abominables aujourd’hui. Si j’avais vécu au même moment, j’aurais sûrement vu le monde de la même manière. C’est identique en Europe : voyez l’antisémitisme de Voltaire. Il est très facile de le juger à la lumière de nos propres mentalités. Au lieu de regarder ce qu’il y a de beau dans notre tradition, nous voulons tout prendre. Pourtant, le Coran nous enjoint de prier Dieu afin qu’il nous aide à retenir ce qu’on nous a dit de meilleur. [...] Une religion n’a de sens que si elle est le fruit d’un libre choix. En outre, dans l’islam, les juristes ont le pouvoir de dire que tel verset du Coran est abrogé, que tel autre ne l’est pas, d’où des contradictions énormes. Au final, la parole de Dieu est dénaturée. J’essaie par conséquent de montrer que ce n’est pas le texte qui pose problème, mais plutôt sa lecture, parce qu’on lui fait dire une chose et son contraire.
Effectivement, vous montrez efficacement qu’il n’y a jamais unanimité sur les questions qui taraudent la religion musulmane (apostasie, mécréance, statut des chrétiens et des juifs...) et vous appelez à « revoir complètement » ces notions, ce qui est courageux. Mais pourquoi ne pas aller plus loin, en proclamant l’absolue liberté de conscience de tout un chacun, et en déclarant ces notions obsolètes ?
En réalité, je fais les deux dans ce livre, dans le sens où je montre que s’il n’y a jamais eu unanimité sur un point, tout est à revoir. Je remercie Dieu de m’avoir donné cette faculté de pouvoir poser un regard critique sur ce que j’ai appris. Malheureusement, beaucoup d’entre nous ne sont pas capables de prendre de la distance vis-à-vis de ce qu’ils ont appris. Démontrer qu’il n’y a jamais eu unanimité sur ces notions est une manière de les déclarer obsolètes : la vérité n’est pas quelque chose d’immobile. Cependant, déclarer de manière péremptoire et sans argumentaire que tout est obsolète serait méconnaître les réalités de notre temps. Je ne peux décemment pas dire à des croyants de ne pas lire l’héritage, sous peine de perdre toute crédibilité. Mon but est de leur apprendre à sélectionner dans cet héritage ce qui cadre avec nos réalités, et de mettre de côté le reste. Sur le plan méthodologique, cela signifie que tous ces avis théologiques abscons qui nous paraissent aujourd’hui inhumains doivent être cités en exemple, justement pour éviter de tomber dans de telles interprétations, en leur opposant des contre-avis énoncés notamment dans les temps les plus anciens. De fait, la théologie est comme un océan : il y a à boire et à manger.
Vous invitez à distinguer l’essentiel de l’accessoire. Qu’est-ce qui, selon vous, constitue l’essence de l’islam ?
L’essentiel du message islamique se résume dans ce que j’appelle les raisons pour lesquelles l’Homme a été créé. Selon le Coran, l’humain a été créé pour « passer un examen » dans le mal et dans le bien. Deuxième chose : l’Homme a été fait pour connaître son semblable (sourate 49, 13 : « Ô vous, les hommes ! / Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. / Nous vous avons constitués en peuples et en tribus / pour que vous vous connaissiez entre vous »). On pourrait paraphraser Éluard en disant : « Homme, je suis né pour te connaître. » Le troisième objectif est de faire régner l’équité, que personne ne soit traité en fonction de sa couleur ou autre. À ces trois objectifs se joignent la foi (incluant bien sûr la liberté de croire ou de ne pas croire, puisqu’une foi relevant d’une injonction n’en serait pas une), et l’adoration si l’on croit en Dieu – corrélée, donc, à la liberté de pratiquer ou non. C’est pour moi la base. Lorsque l’on comprend cela, tous les problèmes se lèvent. Pour la simple raison que, comme disait Kant, la justice doit être comprise de sorte que l’autre est toujours considéré comme une fin, et non comme un moyen.
Dès l’instant où on invente des impératifs abracadabrants que l’on met sur le dos du Prophète, tout part en vrille. Ces impératifs ont en réalité été fabriqués dans des contextes politiques bien précis pour faire avaler des couleuvres aux gens, sous couvert que le Prophète les aurait énoncés. Mais quelle religion peut être réduite au nombre de poils qui poussent sur un menton ? À un morceau de tissu qu’on se mettrait sur la tête? Ceci étant, de la même manière que je condamne les personnes qui forcent la femme à porter un vêtement particulier, je milite pour qu’on reconnaisse à tout individu le droit de s’accoutrer comme bon lui semble.
Vous êtes imam d’Ivry-sur-Seine. Comment ce discours responsabilisant, réformiste et courageux que vous tenez est-il accueilli ?
Franchement, de la plus belle des manières qui soit. Quand on parle à la raison, dans la plupart des cas, le message passe. Mes élèves sont contents de voir que leur religion, enfin, est bien présentée. Dernièrement, un jeune de 15 ans m’a dit que mon livre devrait être lu par tous les jeunes de son âge. Cela me permet de dormir sur mes deux oreilles !
Prêches en français, suppression des versets violents du Coran... Que pensez-vous de ces propositions que l’on a pu entendre récemment pour réformer l’islam ?
Elles nous disent une chose : c’est qu’on ne peut pas faire l’économie de relectures. Mais à mon sens, ceux qui parlent de supprimer des versets du Coran tiennent le même raisonnement que Daesh, qui choisit des versets en décrétant : « C’est ce que dit le Coran. » Eux prennent la lecture de Daesh et décrètent la même chose ! Alors que le Coran contient aussi une infinité de versets qui ne parlent que d’amour. Le problème n’est donc pas le texte, mais les lunettes avec lesquelles on le lit. On ne demande à personne de supprimer des versets de la Torah, alors que certains sont extrêmement violents, mais ils ont fait l’objet d’une exégèse. Or, la tradition exégétique islamique est tout aussi riche. Par conséquent, de quel droit réduirait-on le Coran a une lecture plutôt qu’à une autre? Je n’aime pas trop l’expression « réformer l’islam »: c’est la vision de la religion qui doit être réformée. L’islam est la religion de Dieu, mais cette religion a pris des formes variées selon le temps et les endroits dans lesquels elle s’est trouvée. Et c’est, au fond, ce qui en a assuré l’universalité.
Vous avez signé la tribune des « imams indignés prêts à (se) mettre au service de notre pays » (Le Monde, 24/04/2018). Emmanuel Macron va présenter très prochainement son plan pour l’islam de France. Qu’aimeriez-vous y voir figurer ? Et a contrario, que souhaitez-vous éviter ?
Je suis contre toute organisation pyramidale. Il n’y a pas de pape en islam, et il ne faut pas œuvrer à en mettre un en place, ce qui serait ni plus ni moins que du « christianocentrisme ». L’islam ne saurait fonctionner sur le modèle de la religion juive ou chrétienne. Ce sont certes des monothéismes, mais qui n’ont pas la même relation à Dieu quant à l’organisation. Selon moi, l’organisation de l’islam de France devrait reposer sur un schéma somme toute basique, en permettant le développement non suspicieux de la recherche en islamologie
en France, ainsi qu’une acclimatation de l’islam en France qui tienne compte des réalités de notre pays. Pour ce faire, la formation des cadres religieux de l’islam français doit être effectuée au sein d’instituts théologiques ici, et non être sous-traitée à d’autres pays, si amicaux soient-ils avec le nôtre. Je pense que ces points sont les seuls sur lesquels on puisse s’appuyer.
Si on se met à vouloir organiser l’islam à la manière du catholicisme ou du judaïsme, en ce qui me concerne, je ne ferai jamais partie d’une structure de ce type. Il ne faut surtout pas que des gens attendent de je ne sais qui qu’il vienne nous dire la manière dont on doit faire ceci ou cela. Si le gouvernement va dans ce sens, le risque majeur est que les personnes mises en place soient aussitôt discréditées, parce qu’on dira qu’elles sont à la solde de l’État, ou autre. Cela ne servirait personne. Regardez le CFCM, que Nicolas Sarkozy a créé en pensant sans doute bien faire : indiscutablement, cette organisation souffre aujourd’hui d’un très gros problème de légitimité.
« Intégrer les valeurs des droits de l’homme dans l’interprétation »
par Anne-Bénédicte Hoffner
Comment interpréter le Coran pour aujourd’hui ? L’avis de Mohamed Bajrafil. théologien, spécialiste du droit musulman, imam à Ivry-sur-Seine et conférencier.
Qualifier certaines interprétations du Coran d’obsolètes ne me paraît pas approprié : on peut tout à fait juger qu’une interprétation écrite au XIIIe siècle n’est plus adaptée mais c’est uniquement parce que la réalité a changé, pas parce qu’elle est fausse ou mauvaise en elle-même. Il faut continuer à les regarder avec respect, à les lire et à les critiquer… sans en faire l’alpha et l’oméga de notre compréhension de notre religion. Le problème actuel est lié au blocage intellectuel d’une partie des musulmans qui considèrent comme « révélées » ces écrits hérités du passé.
La première des solutions est de reconnaître qu’il existe une histoire de l’interprétation du Coran, et qu’il faut remettre dans leur contexte toutes ces interprétations anciennes. Quand on lit un texte, il ne faut jamais oublier de prendre en compte l’épistémè de son auteur, c’est-à-dire la somme de ses connaissances, la conception du monde qui était la sienne et celle de son groupe social à son époque.
La seconde chose à faire est de nous replonger dans cette vaste tradition exégétique, dans laquelle on peut trouver certes des catastrophes – concernant les juifs par exemple – mais aussi des trésors. Au fil des siècles, nos savants ont produit toutes sortes de lectures linguistiques, juridiques mais aussi spirituelles du Coran : de quel droit une petite partie des musulmans (NDLR : les wahhabites) nous imposeraient-ils la leur ? Pour choquer mes étudiants, je m’amuse souvent à leur sortir des exemples abominables de ce que nous imposerait le droit musulman si nous l’appliquions tel quel aujourd’hui : certains en tombent des nues. Je leur explique qu’il ne s’agit que d’une production humaine, au service de la parole de Dieu.
« Le Coran nous demande de toujours retenir la solution la meilleure »
Nous pourrions sans doute trouver dans la tradition musulmane des interprétations qui vont de pair avec les réalités qui sont les nôtres aujourd’hui. Au XIIe siècle, le grand théologien et philosophe Fakhr ad-Dîn ar-Râzî a écrit des choses admirables sur l’entente humaine, y compris avec des personnes qui ne sont pas de confession musulmane. Le grand juriste Ibn Taymiyya lui-même autorisait les femmes à voyager seules et à regrouper les prières quotidiennes…
Selon quels critères retenir une interprétation plutôt qu’une autre ? En nous souvenant que le Coran nous demande de toujours retenir la solution la meilleure et que, dans ce meilleur, il va de soi aujourd’hui que nous devons intégrer les valeurs de la déclaration universelle des droits de l’homme, des valeurs qui ne sont pas seulement occidentales mais bien universelles. Je pense aussi que nous avons toujours besoin de savants pour éclairer les gens mais qu’in fine, la conscience de chacun doit être mise en valeur. Là encore, c’est le Coran qui nous appelle à faire confiance à l’individu.
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"Ramadan : l’État doit-il se mêler des affaires de l’islam ?", À écouter ici
Cinq livres pour comprendre les nouveaux enjeux de l’islam en France
par Anne-Bénédicte Hoffner
Déjà auteur il y a trois ans d’Islam de France, l’an I. Il est temps d’entrer dans le XXIe siècle, Mohamed Bajrafil est excédé. Il voit ses coreligionnaires se préoccuper de « futilités » (« un homme peut-il serrer à la main d’une femme qui n’est pas son épouse ? ») et résumer par des simplismes des questions débattues depuis des siècles par la tradition musulmane (« qu’est-ce qu’un mécréant en islam ? »). Il est inquiet aussi devant le nombre des « prédateurs qui rôdent sur la Toile » – ceux qu’ils nomment « les bigots », que d’autres qualifient de salafistes – et de « la menace qu’ils font subir à l’islam ».
Cet imam et conférencier, formé aux sciences islamiques et spécialiste de droit musulman, a choisi le genre de l’interpellation, dans une longue missive en forme de mise en garde étayée. « Ils cherchent à te vider de toute intelligence en te proposant un marché qui, au mieux, te coupe du monde, au pire te transforme en monstre, te pousse à tuer des innocents au nom de la religion », prévient-il. Il montre, exemples à l’appui, combien la tradition musulmane est plus riche et complexe que ce que veulent faire croire les salafistes.
À la différence de beaucoup de ses confrères, et tout en restant dans le cadre de pensée classique, Mohamed Bajrafil ne se borne pas à retenir les avis les plus « ouverts » pour mieux dissimuler les plus tranchants. Il plaide pour déclarer caducs ces derniers, et en produire de nouveaux, adaptés au contexte actuel dans lequel vivent les musulmans.
« Oui, le Coran nous apprend à prendre le meilleur en son sein (…). Ce qui signifie qu’il nous demande d’être libres envers tout, même envers lui », ose-t-il affirmer. Libérés de la prison mentale dans laquelle veulent l’enfermer les « bigots », les musulmans pourront alors s’intéresser « au réchauffement climatique, à la procréation médicalement assistée, ou encore au manque d’accès à l’eau potable »…
Le zoom de la rédaction
par Julie Piétri
"La très complexe réforme de l'Islam de France", À écouter ici
L'édito politique
par Thomas Legrand
"Pétition contre l'antisémitisme : la fin du "pas d'amalgame" ?" À écouter ici
Mohamed Bajrafil, l'imam qui se dresse contre "les bigots"
A peine quadragénaire, il est une figure religieuse désormais reconnue d'un "islam de France" qui en manque: l'imam et théologien réformiste Mohamed Bajrafil aimerait voir reculer "les bigots" salafistes comme "les fachos" qui empoisonnent le débat sur sa religion.
"Réveillons-nous !", lance en titre de son nouveau livre (éditions Plein Jour) cet enseignant d'origine comorienne, barbe fine et costume impeccable.
"Le choix qui consiste à te couper du monde, de ton pays, de ton époque n'en est pas un", dit-il à son lecteur dans cette "lettre à un jeune Français musulman". Coran en main, mais toujours remis dans le contexte de la France de 2018.
Dans un essai remarqué ("Islam de France, l'an I") après les attentats de 2015, Mohamed Bajrafil appelait déjà ses coreligionnaires à "entrer dans le XXIe siècle", à retrouver l'élan spirituel d'une foi ensevelie "sous le poids de traditions superflues".
Loin de lui pourtant l'idée de mépriser l'islam traditionnel, dont il vient. Né le 25 mars 1978 à Moroni, capitale de l'archipel des Comores, Mohamed Bajrafil doit beaucoup à son père, son principal maître spirituel, qui l'a fait grandir dans le chaféisme, une des quatre écoles juridiques de l'islam sunnite.
As de la récitation coranique dès son plus jeune âge, il étudie le fikr (jurisprudence islamique), mais aussi la grammaire arabe chaque jour à l'aube. "Cela m'a aidé à triompher de mon sommeil et a façonné ma manière de voir le monde, mon rapport à la lecture", dit-il à l'AFP. Et de citer avec gourmandise quelques auteurs de chevet, de Gaston Bachelard et Émile Durkheim au Nietzsche du "Crépuscule des idoles".
C'est en banlieue parisienne qu'il s'installe en 1999. Moins de dix ans plus tard, il devient imam à la mosquée d'Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Mais il n'en a jamais fait un métier: ce produit singulier de la tradition islamique et de l'université républicaine - il est docteur en linguistique - vit du professorat, dispensant des cours d'arabe en métropole ou enseignant la géopolitique des religions à Mayotte.
Et il écrit, navré de constater l'"ignorance abyssale" de tant de jeunes musulmans qui ignorent l'"abécédaire de l'islam" et le réduisent à une dichotomie entre "halal" (ce qui est permis) et "haram" (interdit).
"On ne peut pas régir la vie à coup de fatwas (avis juridiques, ndlr), ce n'est pas possible ! Et cela n'a jamais été comme ça, en réalité. Sauf que, aujourd'hui, la bigoterie a gagné", déplore-t-il.
Lui plaide pour "une réforme de la vision de l'islam" et de l'interprétation de ses textes pour conforter une pluralité de lectures du Coran et de la tradition prophétique (sunna), loin des "bigots" salafistes qui se prétendent héritiers des compagnons du Prophète.
Face à eux prospère, selon lui, un autre "simplisme", antimusulman cette fois, qui affirme "le Coran dit que" voire "invente des sourates", peste Mohamed Bajrafil, citant le polémiste Éric Zemmour. "Les bigots et les fachos: deux faces d'une même pièce", résume-t-il.
La voix légère de Mohamed Bajrafil, qui a désormais quelque retentissement dans les médias et sur les réseaux sociaux, peut-elle porter ? Elle commence en tout cas à compter, face à des gestionnaires de mosquées peu représentatifs des jeunes fidèles, des intellectuels d'origine musulmane éloignés de la pratique religieuse et des imams discrédités.
De là à se rêver en "grand imam de France" ou même en membre d'un "consistoire musulman" que certains appellent de leurs voeux dans le cadre de la refondation de "l'islam de France" voulue par Emmanuel Macron... "Tout ce qui est organisation pyramidale m'incommode", tranche-t-il, attaché au "libre-arbitre du croyant" contre la "hiérarchisation et la cléricalisation de l'islam".
Mais il a accepté d'être secrétaire général du Conseil théologique musulman de France (CTMF), où il côtoie quelques savants gravitant dans l'orbite des Frères musulmans, confrérie accusée de promouvoir un islam politique. Ce qui lui vaut des critiques tenaces.
Il les balaye en soulignant le besoin dans le pays "d'une parole de réconciliation" pour passer "du vivre-ensemble au faire-ensemble".
"Rien n'est parfait, mais il fait bon vivre en France", dit-il à l'attention d'une jeunesse musulmane qui pourrait en douter.