Dominique Noguez et Michel Taillefer

DEUX KHÂGNEUX SOUS DE GAULLE

CORRESPONDANCE 1963-1973

496 pages, 22 euros

13 septembre 2019

 

 

 

 

 

REVUE DE PRESSE

En attendant Nadeau, 17 décembre 2019

Avoir 20 ans en 1963

Par Maïté Bouyssy

 

C’est Dominique Noguez qui a voulu publier cette correspondance avec Michel Taillefer, que tous deux avaient conservée avec le fétichisme que représente la volonté de garder la trace de ses propres années d’apprentissage et d’une amitié nouée dès la khâgne du lycée Louis-le-Grand. Ces jeunes gens d’autrefois – mais mes contemporains exacts – se montrent dans la tension de la protection que leur confère leur statut de normaliens et l’angoisse solipsiste de provinciaux qui ont échappé à leur Sud-Ouest, Biarritz et Toulouse, dont ils parlent avec sensibilité.

 

Leur monde est aboli certes, non seulement du fait du décès des protagonistes, Michel Taillefer en 2011, Dominique Noguez cette année, mais aussi par la cinquantaine d’années nous séparant de ces jeunesses qui ont un parfum sépia. Leur apprentissage du monde a quelque chose de frais et de naïf, dit sur le ton des désabusés enfermés dans leur solipsisme ; en banalisant, on dira qu’il en va de même de tous ceux qui vinrent « à la capitale » dès la khâgne pour passer par l’École normale de la rue d’Ulm, le Graal du temps, la savonnette à vilain des impétrants du monde des lettres. Noguez finira d’ailleurs par confesser son recours à l’adolescence comme remède existentiel : « Désormais, j’ai 17 ans à vie », dit-il lorsqu’il découvrit la mort de Jacques Vaché et le mythe qu’en firent les surréalistes.

 

Cette correspondance privée, largement exposée dans sa matérialité – les tampons de la poste faisant méticuleusement foi –, révèle des logiques inévitables, les tracas du quotidien, des renvois de courrier quand l’un ou l’autre est encore dans sa province ou qu’il craint de ne pas jouir d’une bonne thurne (la chambre des normaliens logés) rue d’Ulm. Leur soupape est l’ironie, la pointe et le sarcasme, la confidence partagée, et les repas pris au restaurant, ce qui attente à leur économie budgétaire.

[...]

 

On entrevoit l’esquisse de morceaux de bravoure sur leur Sud-Ouest d’origine, des terres de gens de lettres, les orages de l’Océan vu de Biarritz pour Noguez, et de la province le Toulouse de Taillefer. Noël 1966, Noguez y va de sa complainte : « Donc, il pleut ; le père Noël est cette année tout pluie, tout vent et toute lumière grise. Certes, il a, me dit-on, des faiblesses de soleil pâle et de petit froid sec, mais je m’en rends rarement compte, car il se trouve qu’en ces moments-là, je dors. En revanche, je vois des nuits polaires avec des blancheurs de lune, des buées de silence, et le matin de Noël, de retour d’une noce qui avait traîné toute la nuit, j’ai entendu des chouettes qui se répondaient d’un arbre à l’autre ». Ce à quoi Taillefer peut opposer la province où le Concorde ne fait que tourner en rond : « Toulouse est toujours telle qu’en elle-même la province la change : malgré le soleil et le printemps, mortelle ».

 

En réalité, leurs intelligences, leurs capacités de travail et de synthèse restant en déshérence faute de passion pour les examens de la faculté et « la vieille putain Agrégation » qui les enverraient répétiteurs ici ou là, si ce n’est inspecteurs primaires selon leur vision très romantique du ratage complet, ils regardaient caustiquement leurs condisciples qu’ils enverraient bien manigancer en des congrès radicaux. Ils n’en bifurquent que mieux vers la culture non académique, Gide en surplomb (pour Noguez). Plus proches de Rimbaud que de Marx, ces apprentis hussards, « jeunes gens doués, sensibles et cultivés », pour leur retourner le compliment fait à Giudicelli à la sortie de son roman Le jeune homme à la licorne, découvrent d’abord les classiques anticonformistes, Thackeray (Le Livre des snobs), Paul Morand (L’homme pressé), Villiers (Contes cruels), Marcel Arland et évidemment Oskar Panizza qui fut un des succès de la petite collection Pauvert.

 

Adeptes d’une petite mondanité, rêvant d’Italie et au plus de voyages européens, ce sont les salles obscures qui les formèrent, d’autant que la Cinémathèque était rue d’Ulm, dois-je ajouter. Cette passion dépasse la découverte d’Olmi ou de Pasolini ou le Masculin féminin de Godard. Taillefer en amateur plus qu’éclairé fréquentera ensuite la Cinémathèque de Toulouse et Raymond Borde son organisateur ; et Noguez consacra sa thèse d’esthétique – conforme à sa qualité de philosophe – au cinéma underground et expérimental canadien dont nul ne savait encore quoi que ce fût en Europe.

 

Ils ne furent politiquement émus que par Mai 68 et, devenus fidèles à une gauche raisonnable et rocardienne, on les voit marivauder sur les procurations de Noguez parti au Québec en coopération; ce dernier sut ensuite mener la campagne pour Taillefer, non moins désireux d’échapper au service militaire. Notons qu’au Canada Noguez était très attentif à sa réception de La Quinzaine littéraire afin de garder un lien avec le Paris des lettres et de préparer ses cours, bien avant toute rencontre avec Maurice Nadeau qui l’édita en 1993 (Trente-six photos que je croyais avoir prises à Séville).

 

[...]

 

Ainsi partirent-ils à la conquête du monde, le leur, l’un solide universitaire toulousain, d’une rigueur et d’une amitié indéfectibles, l’autre, dans le monde des lettres qu’il parcourut en tous sens et les sens en quête de raisons toujours nouvelles.

L'Opinion indépendante, 18 octobre 2019

Dominique Noguez, Michel Taillefer : une longue amitié

Par Christian Authier

 

L’auteur d’Amour noir, prix Femina 1997, et l’historien toulousain ont entretenu une riche correspondance aujourd’hui rassemblée dans Deux Khâgneux sous De Gaulle.

 

Deux Khâgneux sous De Gaulle aurait pu s’intituler Deux provinciaux à Paris.

Dominique Noguez (1942-2019) venait de Biarritz, Michel Taillefer (1944-2011) de Toulouse et ils se rencontrèrent en 1962 au lycée Louis-le-Grand. Après l’École normale supérieure, ils se retrouvèrent en 1968 à Montréal lors de leur service militaire dans le cadre de la coopération. Taillefer devint ensuite professeur d’histoire à l’université du Mirail, Noguez professeur de philosophie à la Sorbonne. Leur correspondance aujourd’hui publiée couvre les années 1963-1973, période de formation et d’entrée dans la vie. On découvre les échanges entre deux jeunes intellectuels, brillants, curieux de tout. Le cinéma, la littérature, la politique les occupent.

 

Lorsqu’il est à Toulouse, Michel Taillefer se désole de cette « ville morte, provinciale comme il n’est pas permis » et de sa « langueur insidieuse », cultive la nostalgie de la capitale (« Ville Lumière »), considère que Raymond Borde (directeur de la Cinémathèque) est « le seul Toulousain fréquentable ». Dominique Noguez publie ses premiers textes dans des revues, des journaux. Il préfère Sagan et Vian à Sartre, se délecte de José Cabanis, mais n’est pas insensible aux sirènes des avant-gardes et du formalisme. [...] Finalement, plus tard, Noguez donnera le meilleur de lui-même dans une veine bien plus classique dont témoignent les si beaux romans Les Martagons (prix Nimier 1995) et Amour noir (prix Femina 1997). Deux Khâgneux sous De Gaulle est un précieux témoignage historique, mais surtout le récit souvent émouvant d’une amitié.

Le Nouveau Magazine littéraire, 8 octobre 2019

Dominique Noguez, animal littéraire

Par Noël Herpe

 

À l’occasion de la parution d’un recueil de correspondance posthume, un de ses amis écrivain revient sur la personnalité d’un auteur érudit et piquant, à la fois joyeux et désespéré.

 

Il y a toujours quelque vertige à se promener dans un album de famille. À y déchiffrer les traits qu’avaient vos parents il y a quarante ou cinquante ans, revenants d’une époque antédiluvienne et pourtant bien réels, morts et vivants. C’est un effet de cette sorte que me procure la correspondance de Dominique Noguez, qui fut mon ami, avec un dénommé Michel Taillefer, que je n’ai pas connu. Historien du XVIIIe siècle, celui-ci avait été, dans les années 1960, le condisciple de celui-là en khâgne et à Normale sup, avant de le rejoindre au Canada où tous deux firent leurs premières armes universitaires. Tout cela appartient à une vie antérieure de Dominique, une vie dont je ne recueillais, auprès de lui, que des échos assourdis. À peine me parlait-il, çà et là, de Jankélévitch, qui avait été son premier directeur de thèse, ou d’Alain Juppé, qu’il avait croisé dans les couloirs de la rue d’Ulm. Le passé n’envoyait plus que des signes éteints, d’autant qu’il n’était pas de ceux qui le convoquent avec complaisance ou nostalgie.

 

Il faut donc ces dizaines de lettres, échangées avec un ami d’autrefois, pour que j’entrevoie l’homme qu’il était – et qui, à bien des égards, annonce le personnage qu’il est devenu. Un homme de lettres, justement, dans la mesure où la sociabilité littéraire était pour lui la grande affaire. Cet exercice en voie de disparition, à l’heure du Degré zéro de l’écriture et du Nouveau Roman, il le ressuscitait sous toutes les formes. Dans la tradition de Roger Martin du Gard ou de Jean Paulhan (qui accueillit ses premiers essais à « La NRF »), il consacrait de longues missives à analyser ses impressions, à commenter ses lectures. Son écriture, difficile à déchiffrer, ressemblait à sa conversation. Elle procédait par pattes de mouche, ou par sauts de puce. Elle tournait, sans avoir l’air d’y toucher, autour d’un objet qu’elle était toujours un peu rétive à attraper. Elle était hérissée de biffures, de repentirs, de notes en bas de page et de précisions syntaxiques. Rien de moins cuistre, pourtant, que sa posture. C’était, décidément, celle d’un honnête homme, descendant des salons du XVIIIe siècle, qui, contre vents et marées, s’acharnait à recréer du lien autour de la littérature, à la remettre en scène.

 

« Être écrivains ensemble »

 

L’autre scène privilégiée de cet exercice, c’était le restaurant. Quel délice, en me plongeant dans ce livre, de découvrir qu’à vingt ans il lui importait déjà de réserver de bonnes tables pour y abriter ses joutes oratoires ! Taillefer s’amuse à faire le décompte des hauts lieux du Quartier latin (Balzar en tête) où son aîné l’aura emmené dîner chaque mois. Nul doute que la ripaille n’ait joué son rôle, également, dans sa fidélité aux décades de Cerisy qu’il fréquentait dès cette époque. Elle demeure centrale, un demi-siècle après, dans la cartographie germanopratine que dessine Dominique (cela se retrouve dans un bouquin intitulé Causes joyeuses ou désespérées) : les restaurateurs y tendent la main aux éditeurs, pour protéger une utopie de l’« être écrivains ensemble », à laquelle il fut le dernier à croire.

 

Exercices de conversation, exercices d’admiration. Et là cela commence à se compliquer. Comme il se doit, son grand homme fut André Gide, archétype de l’animal littéraire préhistorique, épris de rencontres et d’hédonisme ; à mille lieues de ces monstres froids de la modernité que Noguez ne cesse d’égratigner dans ses lettres à Taillefer. Je l’ai rencontré, pour ma part, sous le signe de Montherlant, sur qui j’avais organisé un colloque en 1995 : un colloque qui se déclina surtout à La Chope d’Alsace. Il était, on le sait, un ardent propagandiste de la francophonie, dénonçant la « colonisation douce » (c’est le titre d’un de ses libelles) que nous inflige la novlangue mondialisée… En lisant sa correspondance, je m’avise que, cet amour malheureux pour une langue détrônée, c’est au contact du Québec qu’il l’attrapa (assez drôlement, il en décrit les habitants comme parlant à la manière des paysans de Molière). C’est encore au Canada qu’il se prit de passion pour le cinéma expérimental américain – auquel il devait consacrer sa thèse et maintes publications aussi flamboyantes qu’érudites. [...]

 

L'ombre passante

 

Ce foyer sombre, il se dérobe. Comme Montherlant, comme Gide, Dominique Noguez était l’homme des masques, ou des sincérités successives. Il fut, sans doute, l’écrivain le plus éclectique et le plus prolifique de sa génération, donnant à un rythme soutenu des anthologies d’aphorismes, des bouquets de poèmes, des canulars fidèles à sa jeunesse normalienne : Comment rater complètement sa vie en onze leçons, Ouverture des veines et autres distractions, Les Trois Rimbaud (où il imagine, en miroir à ses propres contradictions, le poète du « Bateau ivre » se rangeant sous les ors de l’Institut)… Autant de chemins de traverse qui faisaient de la dissimulation une règle d’écriture. J’aime cette image du chemin de traverse, qui resurgit au détour de sa correspondance. Un soir, à l’issue d’un énième dîner avec Taillefer, il s’éclipse mystérieusement. Le lendemain, c’est l’autre qui lui envoie un mot pour s’excuser. Que s’était-il passé ? « À peine l’eus-je quitté, précise Dominique en bas de page, je tentai de rattraper l’ombre passante. Décidément, elle avançait vite, irrattrapable, nous arrivions presque aux confins du 6e, je renonçai et revins brusquement sur mes pas. À ce moment, suiveur, je m’aperçus que j’avais été suivi. C’était M. T., qui rebroussa aussitôt chemin. Nous rentrâmes rue d’Ulm chacun de son côté. […] Je comprenais bien que ce grand lecteur de romans, particulièrement de Julien Green, pouvait éprouver une grande curiosité pour la face nocturne des vies. C’est une des choses dont nous ne parlions jamais, jamais vraiment. »

 

Ces ombres passantes qui traversaient son existence, Dominique a fini par les incarner dans ses livres. Non sans hésitations, subterfuges et points de suspension, car il était, au-delà de son apparence mondaine, pudique et timide. Je me souviens d’avoir revu avec lui une émission d’« Apostrophes » qui le montrait paralysé face aux questions indiscrètes de Bernard Pivot. Il s’agissait d’Amour noir, qui lui valut le prix Femina, et où il levait un coin du voile sur l’amoureux qu’il était. Amoureux de ce qui s’enfuit, de ce qui n’est déjà plus là, de ce qui nous renvoie à notre néant. Lui qui ne dédaignait pas l’Apocalypse (il en fit le sujet d’un roman, Les Derniers Jours du monde), il n’aimait rien tant, somme toute, que les anges exterminateurs. Sous ce signe, son plus beau livre fut à mon sens Une année qui commence bien. Il y décrivait minutieusement une obsession sentimentale, inspirée par un garçon qui non seulement « n’était pas [son] type », mais dont toute la personne l’évitait, lui échappait, le niait de A à Z. Ce qui m’a le plus marqué dans ce récit, ce sont ces moments où Dominique se réjouit d’avance d’un beau dîner, dans une brasserie bourgeoise – et où l’autre ne vient pas. À la fin, le roi Saül attend en vain son bien-aimé, et l’écrivain se retrouve seul sur une scène vide.

Libération, 3 octobre 2019

Noguez et Taillefer, les belles lettres

Par Claire Devarrieux

 

Dix ans de correspondance intellectuelle entre le futur écrivain Dominique Noguez et le futur historien Michel Taillefer.

 

Ils se rencontrent à Louis-le-Grand en khâgne, et sont reçus ensemble au concours de l’Ecole normale supérieure en 1963. Dominique Noguez (1942-2019) est agrégé de philosophie en 1967, et Michel Taillefer (1944-2011) agrégé d’histoire, reçu premier en 1968. Le premier vient de Biarritz, le second, qui est de Toulouse, y fera toute sa carrière universitaire. L’un et l’autre effectuent leur service militaire comme coopérants à Montréal, où Noguez choisit de consacrer sa thèse à «"l’esthétique du cinéma underground", moyen d’accorder l’Université avec des préoccupations plus personnelles ». Mais c’est Paris qui fait leur éducation. Culture ou gastronomie, ils sont boulimiques.

 

Leur correspondance (1963-1973) est à la fois proche et lointaine. Proche, parce que ces jeunes gens citent Jacques Dutronc, lisent Michel Foucault, achètent le Monde. Lointaine, car il est question de l’ouverture du Drugstore et de surboums. Même les corps sont datés, l’appendicite de Taillefer est rude.

 

On vitupère « l’épouvantail à veaux de Colombey-les-Deux-Eglises » (Noguez), on parle de « foutre le Vieux Schnock aux poubelles de l’histoire » (Taillefer). Ils sont de gauche, pas militants. « L’esprit de Mai » convient à Noguez qui assiste à l’interruption du festival de Cannes en 1968. Quatre ans avant, il pensait : « Les combats révolutionnaires ne nous passionnent plus. […] C’est l’ère des tièdes. » Il va changer d’avis pour se placer sur le terrain des libertés. Il apprécie « l’énorme importance que les jeunes intellectuels américains accordent dans leurs revendications à des problèmes très concrets comme ceux de la brutalité policière, du droit de vivre comme on l’entend, de baiser qui et comment l’on veut, etc. Vrais gauchistes, ceux-là. Peu de Marx et beaucoup de Rimbaud. »

 

Noguez ne variera pas. Le plus créatif des deux, c’est lui. Il sera l’écrivain que l’on sait. Jeune, il cherche à écrire un livre « qui ne ressemble à rien d’autre », « un grand roman chez Gallimard ». Taillefer lui conseille gentiment d’adresser alors son manuscrit au prestigieux éditeur. Le futur historien est moins ambitieux, moins porté à fréquenter les célébrités. Il a des jugements pertinents sur les films, sur les livres, et quand il recommande à son ami de ne pas trop se laisser influencer par le théoricien Jean Ricardou. Il est toujours fascinant de voir comment les idées évoluent. Increvable modernité d’André Gide : « Des gens aussi différents que Sagan ou Le Clézio, note Dominique Noguez, sont revenus, semble-t-il, par-delà le sartrisme, au sensualisme gidien. »

L'Express, 25 septembre 2019

Grands camarades de la Rue d'Ulm

Par Jérôme Dupuis

 

Ces deux-là, on aurait pu les mettre sous une cloche en verre au pavillon de Bretueil avec un écriteau : "Véritables normaliens de la deuxième partie du XXe siècle." Dominique Noguez - écrivain facétieux, prix Femina 1997 pour Amour noir, disparu en mars dernier - et Michel Taillefer - historien toulousain mort en 2011 - incarnent la quintessence du normalien. Ils s'étaient rencontrés à 18 ans dans la khâgne de Louis-le-Grand et leur amitié a traversé les décennies. Leur Correspondance des années 1963-1973, à laquelle Noguez avait travaillé avant de décéder brutalement, paraît aujourd'hui. [...] À l'âge où les jeunes gens pensent plutôt à flirter, le grand plaisir des deux compères est de filer au fameux colloques de Cerisy, où des lettrés dissertent sur de grands auteurs. Leurs contemporains rêvent d'écouter les Beatles ? Eux sont tous remués d'entendre Marcel Arland parler de Gide. Leurs lettres sont longues, bienveillantes, parfois drôles, toujours chastes, truffées du sabir propre à la Rue d'Ulm - avec ses "sioux" (agents administratifs), ses "tapirs" (jeunes élèves auxquels on donne des cours) et ses "turnes" (chambres)... Les grands hommes de l'époque sont Althusser et Ricardou. On lit Le Monde ou L'Express, on s'extasie de l'ouverture du Drugstore Saint-Germain et, l'été venu, on file au Festival d'Aix. Grand cinéphile, Dominique Noguez sera du Festival de Cannes de 1968 avec sa fameuses grève, qu'il décrit à son petit camarade. [...] Et c'est évidemment ce qui fait tout le charme de cette Correspondance.

L'Opinion Indépendante, 20 septembre 2019

Rencontre autour de Dominique Noguez et Michel Taillefer à Ombres Blanches

Par Christian Authier

 

Le samedi 28 septembre, de 11h à 12h30, à l'occasion de la sortie de la correspondance entre Dominique Noguez et Michel Taillefer, Deux khâgneux sous de Gaulle, Pierre Cadars (ancien directeur de la Cinémathèque de Toulouse, ami des auteurs) et Yves Le Pestipon (professeur de Lettres classiques en khâgne au lycée Fermat de Toulouse) évoqueront l'ouvrage et en liront des extraits. Dominique Noguez (1942-2019) et Michel Taillefer (1944-2011) se rencontrèrent en 1962 au lycée Louis-le-Grand à Paris, se retrouvèrent en 1968 à Montréal lors de leur service militaire dans le cadre de la coopération. Michel Taillefer devint professeur d'histoire à l'université du Mirail, Dominique Noguez professeur de philosophie à la Sorbonne. Les deux hommes échangèrent par ailleurs une correspondance fournie, en particulier dans la période 1963-1973, aujourd'hui éditée. Noguez publie une cinquantaine d'ouvraes, de genres très variés parmi lesquels Les Martagons (prix Nimier 1995), Amour Noir (prix Femina 1997), ou Une année qui commence bien. On doit notamment à Michel Taillefer, spécialiste d'histoire moderne, Vivre à Toulouse sous l'Ancien Régime.

L'Opinion, 10 septembre 2019

« Les pieds nickelés de la rue d’Ulm »

Par Bernard Quiriny

 

« Nous sommes en 1963, 1964 ; Topor publie Le Locataire chimérique ; les lecteurs se passionnent pour le Nouveau Roman ; on achète Action, Hara-Kiri et l'Observateur ; de Gaulle règne à l'Elysée, Mauriac au Figaro littéraire »

 

Le meilleur roman de la rentrée littéraire est un roman épistolaire, et n’est pas tout à fait un roman. Intitulé Deux khâgneux sous de Gaulle, il rassemble 250 lettres écrites entre 1963 et 1973 par deux élèves de l’Ecole Normale de la rue d’Ulm, ex-khâgneux de Louis-le-Grand où ils se sont liés d’amitié : Michel Taillefer et Dominique Noguez. L’un comme l’autre sont promis à un brillant avenir, le premier comme historien à Toulouse, le second comme professeur à la Sorbonne et surtout comme écrivain, auteur d’une cinquantaine de livres, romans, essais, poèmes, aphorismes. A l’ENS, où leurs caïmans se nomment Althusser et Derrida, ils fréquentent d’autres futures vedettes de la vie culturelle : Alain-Gérard Slama, Clément Rosset, Thomas Ferenczi.

 

Nous sommes en 1963, 1964 ; Topor publie Le Locataire chimérique ; les lecteurs se passionnent pour le Nouveau Roman ; on achète Action, Hara-Kiri et l’Observateur ; de Gaulle règne à l’Elysée, Mauriac au Figaro littéraire ; l’heure est au cinéma d’avant-garde, au gauchisme, aux aventures intellectuelles. Agés de vingt ans, Taillefer et Noguez s’intéressent à tout, lisent tout, hantent les gargotes du Quartier Latin, bref, ils mènent la belle vie d’étudiant, enthousiastes et désargentés. Le portable n’existe pas, le fixe coupe tout le temps, ils adorent s’écrire ; aussi s’envoient-ils à la moindre occasion des lettres, cartes et télégrammes qui, rassemblés cinquante ans plus tard par Noguez, forment une chronique involontaire et pétillante des sixties.

 

Ce livre attachant vaut d’abord comme témoignage : il rend merveilleusement compte de l’atmosphère de l’époque, vue par deux pieds nickelés au début de leur carrière. Taillefer flemmarde, peu pressé de travailler ; Noguez, qui se voit écrivain et qui sue déjà sur un gros roman expérimental qualifié par lui « d’Enéide ricardo-jenesaisquoiienne », se pousse dans les revues. Forts en thème, ils connaissent Proust et Gide par cœur, vénèrent Mandiargues et sa « hautaine figure de tortue » (Taillefer), se passent leurs découvertes – Seignolle, Ulysse, Butor, Ehni.

 

Chaque ligne de chacune de leur lettre est farcie de facéties, d’allusions littéraires, de gags de normaliens. Ils ne disent jamais « argent » mais phynances, à la manière de Jarry. Noguez truffe ses courriers d’italien, Taillefer répond en latin. Noguez expérimente son humour noir, distingué, érudit, et parsème ses missives de petits aphorismes distingués, comme celui-ci : « Le véritable anarchisme ne va pas sans un peu de discrétion ». Anti-gaulliste, anti-Pompidou, il s’y connaît, en anarchisme ; il aura d’ailleurs maille à partir avec le Ministère, à la suite d’un article hostile à la police paru dans Combat, dans une veine soixante-huitarde. Quelle époque ! Disparu en mars 2019 à la suite d’une maladie-éclair, Noguez, par le biais de ce livre à deux mains, ressuscite en vingtenaire. Ce qui nous autorise à l’appeler, façon retour vers le futur, le jeune homme le plus prometteur de la rentrée.

Livres Hebdo, 21 juin 2019

Deux garçons dans le vent

Par Laurent Lemire

 

Pendant dix ans, l'écrivain Dominique Noguez et l'historien Michel Taillefer, tous deux normaliens, ont correspondu dans une France qui changeait.

 

Les deux ne sont plus là. Michel Taillefer est mort en 2011, Dominique Noguez en mars dernier, juste après avoir relu les épreuves de cette correspondance inédite. Le premier était de Toulouse dont il deviendra l'un des grands historiens. Il fera sa carrière à l'université du Mirail. Le second, né en Normandie, vivait à Biarritz. Philosophe puis écrivain, il adoptera Paris, ses us, ses coutumes. Le premier était de Toulouse dont il deviendra l’un des grands historiens. Il fera sa carrière à l’université du Mi- rail. Le second, né en Normandie, vivait à Biarritz. Philosophe puis écrivain, il adoptera Paris, ses us, ses coutumes. La Sorbonne l’accueillera pour enseigner l’esthétique. Tous les deux furent normaliens, brillants sujets de l’élite républicaine. C’est rue d’Ulm qu’ils se sont connus puis appréciés au point d’entretenir une relation épistolaire durant dix ans, de 1963 à 1973.

 

Alors de quoi parle-t-on quand on a été copain de thurne dans la France gaulliste ? De tout, de rien, du temps qui passe, de la politique, des livres, des musiques et des films. On recherche les bonnes tables, on fouine dans les librairies, on fait la queue devant les cinémas. Dominique Noguez raille le style du général. Il observe un Ricœur « ébouriffé d’ennui » lors d’un concours avec des étudiants atones, se réjouit de la lecture de Ian Fleming et note en 1964 : « Notre jeunesse a changé : les combats révolutionnaires ne nous passionnent plus. » Quatre ans plus tard, en mai 1968, il est à Cannes où il organise avec d’autres ci- néphiles la suspension du festival. « Recevons appui inespéré de Truffaut, Lelouch, Godard arrivés le matin même. »

 

Michel Taillefer voyage beaucoup : Egypte, Grèce, Tchécoslovaquie, Espagne de Franco. Ce Pyrénéen observe Paris avec une distance prudente. Il rassure aussi son ami au moment des coups de cafard. C’est l’époque où l’on vénère Gide et où l’on se rend aux Décades de Cerisy comme à Lourdes. On discute les nouveaux Hitchcock – Noguez sera un expert du cinéma expérimental américain – et le nouveau roman.

 

Que nous révèle cette correspondance ? D’abord deux beaux esprits agités par les tourments de la jeunesse et une curiosité insatiable. Ces deux garçons dans le vent sont moins ballottés par celui de l’histoire que transportés par celui d’une époque où l’on passe des salles obscures aux brasseries, où l’on commente Théorème de Pasolini en je- tant un œil sur les filles ou sur les garçons en terrasse. Les téléphones ne ser- vaient pas à écrire et l’on s’envoyait des lettres. Pourtant les mentalités chan- geaient dans une France qui s’émanci- pait du carcan gaulliste pour entrer dans l’ère pompidolienne de la croissance et de la bagnole. En fait, quelque chose transparaît de cet échange, quelque chose d’aussi rare que l’amitié et d’aussi délicat que l’humour : le pétillement de l’intelligence.

Littérature du réel, enquêtes, essais, histoire.

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